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« Il romanzo delle stragi » : Pasolini et le « roman » de l’histoire italienne

Ilaria Vezzani

Résumé

L’article « Il romanzo delle stragi » publié le 14 novembre 1974, dans le principal quotidien italien, Il Corriere della Sera, marque un tournant dans l’engagement de Pier Paolo Pasolini.

Au début de sa carrière, l’engagement politique de Pasolini était passé par des formes littéraires, romans et poésies, qu’il avait abandonnées au profit de formes artistiques ou littéraires « plus proches de la réalité », comme le cinéma ou les articles journalistiques. A partir des années 1970, face à l’endurcissement des luttes sociales et politiques en Italie, face à la crise du régime démocrate-chrétien et au succès croissant du Pci auprès d’une grande partie de la société, Pasolini réintroduit l’idée, dans l’article « Il romanzo delle stragi », d’un retour nécessaire à une forme artistique, le roman, qui puisse raconter l’histoire récente de l’Italie. En même temps, Pasolini pense un projet de roman, Petrolio, qu’il rédige à partir de 1972 et qui restera incomplet à cause des conditions brutales de sa mort. Ainsi donc, après s’être éloigné de la littérature, Pasolini y revient à la fin de sa vie, comme seule forme possible apte à raconter et à expliquer les causes profondes de la « stratégie de la tension ».

En effet, dans l’article « Il romanzo delle stragi », Pasolini explique ce retour à la littérature en affirmant explicitement que c’est bien sa condition d’écrivain qui lui permet de trouver un sens dans les épisodes mystérieux, qui à ce jour n’ont pas encore été éclaircis, qui caractérisent l’histoire italienne des années 1970. En réitérant l’affirmation « Io so », Pasolini confère à la littérature le statut d’un outil cognitif capable de déceler une vérité, de constituer un savoir. Ainsi, c’est sa condition d’écrivain qui lui permet de retrouver un fil conducteur au sein d’épisodes apparemment dénués d’une logique propre : désormais le roman constituera pour lui le support de la quête d’un sens qui fait défaut.

Mais pourquoi Pasolini choisit-il la forme romanesque comme dernier recours face à une histoire dénuée de sens et de vérité ? Dans quelle mesure la littérature permet-elle d’en dire plus sur l’histoire que l’approche proprement historique ? Pourquoi sa « lutte jour pour jour », tendue vers l’affirmation de « vérités partielles », comme il le dit dans une interview à Enzo Biagi en 1971 (au sein de l’émission Terza B : facciamo l’appello), lui forge l’idée de l’histoire italienne comme un roman ?

L’étude de l’article « Il romanzo delle stragi » nécessitera une brève introduction du thème principal qui caractérise les écrits politiques de Pasolini à partir des années 1970, à savoir l’avènement d’un « Pouvoir » irréductible aux catégories politiques connues, et radicalement « nouveau ». Nous étudierons ainsi le discours d’Eugenio Cefis tenu à l’Académie de Modène en 1972, qui constitue l’un des fondements du roman Petrolio, et nous analyserons la nouvelle figure de l’intellectuel qui émerge de l’article de Pasolini. Le projet d’un roman de l’histoire italienne apparaîtra dès lors comme la quête d’un sens et d’une unité interne au roman, capable de déceler une certaine forme de vérité, quoique partielle.

Texte intégral

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L’article « Il romanzo delle stragi »[1] publié le 14 novembre 1974 dans le principal quotidien italien, Il Corriere della Sera, marque un tournant dans l’engagement de Pier Paolo Pasolini. Au début de sa carrière, l’engagement politique de Pasolini passait par des formes littéraires – roman et poésie – qu’il allait abandonner au profit de formes d’expression « plus proches de la réalité », comme le cinéma ou le journalisme. À partir des années soixante-dix, face au durcissement des luttes sociales et politiques en Italie, face à la crise du régime démocrate-chrétien et au succès croissant du Parti communiste auprès d’une grande partie de la société, Pasolini réintroduit l’idée, dans l’article « Il romanzo delle stragi », d’un retour nécessaire à la forme romanesque afin de raconter l’histoire récente de l’Italie. En même temps, Pasolini pense un projet de roman, Petrolio[2], qu’il rédige à partir de 1972 et qui restera inachevé à cause des conditions brutales de sa mort[3]. Ainsi donc, après s’être éloigné de la littérature, Pasolini y revient à la fin de sa vie, comme seule forme possible apte à mettre au jour les causes profondes de la « stratégie de la tension »[4].

En effet, dans « Il romanzo delle stragi », Pasolini explique ce retour à la littérature en affirmant explicitement que c’est bien sa condition d’écrivain qui lui permet de trouver un sens aux épisodes mystérieux, à ce jour non encore éclaircis, caractérisant l’histoire italienne des années soixante-dix. En réitérant l’affirmation « io so », Pasolini confère à la littérature le statut d’un outil cognitif capable de déceler une vérité, de constituer un savoir. Ainsi, c’est sa condition d’écrivain qui lui permet de retrouver un fil conducteur au sein d’épisodes apparemment dénués d’une logique propre : désormais le roman constituera pour lui le support de la quête d’un sens qui fait défaut.

Mais pourquoi Pasolini choisit-il la forme romanesque comme dernier recours face à une histoire dénuée de sens et de vérité ? Dans quelle mesure la littérature permet-elle de livrer une vérité sur l’histoire ? Pourquoi sa « lutte jour après jour », tendue vers l’affirmation de « vérités partielles », comme il le dit dans une interview accordée à Enzo Biagi en 1971 (dans le cadre de l’émission Terza B : facciamo l’appello), forge-t-elle en lui l’idée d’aborder l’histoire italienne comme un roman ? Il s’agit de s’interroger sur les raisons qui ont conduit Pasolini à revenir à la littérature comme forme ultime d’engagement. Le projet d’un roman de l’histoire italienne apparaîtra dès lors comme la quête d’un sens et d’une unité interne au roman, capable de déceler une certaine forme de vérité, quoique partielle.

Le contexte historique

Tout d’abord, il faut commencer par replacer « Il romanzo delle stragi » au sein de son contexte historique. Il importe de souligner que les grands changements qu’a connus l’Italie depuis le début du « miracle économique », au début des années soixante, jusqu’à la première moitié des années soixante-dix, marquée par le commencement de la stratégie de la tension, par l’avènement d’importants mouvements sociaux et par l’apparition de la lutte armée, ont eu des effets directs sur l’engagement de Pasolini. C’est dans le contexte de la stratégie de la tension que Pasolini décide de revenir au roman.

En effet, « Il romanzo delle stragi » est écrit au lendemain de deux grands scandales qui frappent la Démocratie chrétienne et les hauts sommets de l’État. Or, ces deux grands scandales constituent l’arrière-plan du roman Petrolio : le premier scandale concerne le financement illicite de tous les partis (sauf le Parti communiste italien) par des compagnies pétrolières, dont l’ENI (Ente nazionale idrocarburi), la compagnie pétrolière italienne dirigée par Eugenio Cefis, qui est la figure clé de Petrolio. Le deuxième scandale concerne les services secrets : le 31 octobre 1974, Vito Miceli, deuxième figure clé de Petrolio et ancien chef des services secrets de la défense militaire (SID), est arrêté dans le cadre de l’enquête sur la Rosa dei venti [la Rose des vents]. Découverte en novembre 1973, la Rosa dei venti est une organisation fasciste qui compte de hauts représentants des forces militaires et des services secrets et qui s’était constituée en prévision d’un coup d’État [5].

Le 2 novembre 1974, en conséquence de cette arrestation éclatante, on assiste à une multiplication de rumeurs de coup d’État imminent, d’autant plus qu’en juin 1974, on avait découvert un énième projet de putsch, le golpe bianco (monarchiste), organisé par Edgardo Sogno, et que le 15 septembre 1974, Giulio Andreotti, le ministre de la Défense, avait rendu public un dossier du SID, jusqu’alors resté secret, sur la tentative de coup d’État de Junio Valerio Borghese le 8 décembre 1970[6]. Enfin, il faut aussi rappeler que ce même mois d’octobre voit le début de l’affaire de la Banque Ambrosiano avec un premier mandat d’arrêt, le 14 octobre 1974, contre Michele Sindona.

Parallèlement à cette crise des institutions, l’année 1974 marque un tournant sensible dans la stratégie de la tension, dans le sens d’un durcissement. C’est une année très sanglante : on comptera plusieurs morts lors d’affrontements entre les groupes d’extrême gauche, les fascistes et les forces de l’ordre, et surtout lors de deux attentats : la strage di Brescia, appelée aussi strage de Piazza della Loggia, le 28 mai 1974, et la strage dell’Italicus le 4 août 1974[7].

L’écrivain Italo Calvino, commentant ce climat de violence, écrit dans un article intitulé « La strage », publié dans le Corriere della Sera le 6 août 1974[8], soit deux jours après l’attentat :

Almeno un risultato questi delle bombe l’hanno ottenuto, insistendo nel loro monotono lavoro di collezionisti di stragi : di esaurire la possibilità che la parola scritta e parlata ha di esprimere l’indignazione, l’esecrazione, la ferma volontà di impedire il ripetersi.

Calvino, en parlant d’un « tarissement » de la possibilité de parole, exprime bien le climat de cette époque-là. Nous allons voir à présent comment, face à cette impossibilité de dire, Pasolini répondra par une parole « autre ».

L’article « Il romanzo delle stragi »

Dans l’article « Il romanzo delle stragi », Pasolini insiste sur la façon dont il faut dire, raconter la stratégie de la tension, et c’est le terme de « roman » qui apparaît alors. Dans les années soixante-dix, le changement du contexte historique et le durcissement de la stratégie de la tension pousse Pasolini à revenir à la forme romanesque qu’il avait abandonnée dans les années soixante après la parution de ses deux romans les plus célèbres, Ragazzi di vita (1955) et Una vita violenta (1959)[9]. Or, dans « Il romanzo delle stragi », Pasolini réintroduit l’idée d’un retour nécessaire à la littérature, et plus particulièrement au roman, afin de raconter l’histoire récente de l’Italie.

Dans cet article, il affirme de façon réitérée qu’« il sait » – « io so » –, en d’autres termes qu’il connaît les noms des vrais responsables qui se cachent derrière la stratégie de la tension :

Io so. Io so i nomi dei responsabili di quello che viene chiamato golpe (e che in realtà è una serie di golpes istituitasi a sistema di protezione del potere).
Io so i nomi dei responsabili della strage di Milano del 12 dicembre 1969.
Io so i nomi dei responsabili delle stragi di Brescia e di Bologna dei primi mesi del 1974.
Io so i nomi del « vertice » che ha manovrato, dunque, sia i vecchi fascisti ideatori di golpes, sia i neofascisti autori materiali delle prime stragi, sia, infine, gli « ignoti » autori materiali delle stragi più recenti.
Io so i nomi che hanno gestito le due differenti, anzi opposte, fasi della tensione : una prima fase anticomunista (Milano, 1969), e una seconda fase antifascista (Brescia e Bologna, 1974).
Io so i nomi del gruppo di potenti che, con l’aiuto della CIA (e in second’ordine dei colonnelli greci e della mafia), hanno prima creato (del resto miseramente fallendo) una crociata anticomunista, a tamponare il 1968, e, in seguito, sempre con l’aiuto e per ispirazione della CIA, si sono ricostituiti una verginità antifascista, a tamponare il disastro del referendum.

Cependant, Pasolini affirme aussi : « Io so, ma non ho le prove. » Ainsi, son discours diffère d’un discours scientifique ou historique : son savoir est purement intuitif, littéraire. Son article devient alors une sorte de « J’accuse » manqué : en effet, il reprend la structure anaphorique du « J’accuse » de Zola, avec pourtant des différences. Pasolini affirme savoir, mais il ne peut dire, il ne peut citer les noms, car il n’a pas de preuves. Zola, au contraire, « accuse » en nommant des coupables précis, puisqu’il possède des preuves[10]. En même temps, Pasolini indique de manière indirecte ceux qui ont donné les ordres « tra una messa e l’altra », c’est-à-dire la Démocratie chrétienne. Mais il est intéressant de noter que dans l’article subsiste toujours un problème de dénomination : Pasolini utilise plusieurs périphrases : « gruppo di potenti » qui devaient « tamponare il disastro del referendum », « persone serie e importanti » : il les définit sans jamais les nommer. Le problème de la dénomination est important et on y reviendra plus tard au sujet de Petrolio.

À défaut de pouvoir citer les responsables de la stratégie de la tension, c’est la figure de l’intellectuel qui ressort de cet article. L’anaphore « io so » se termine par l’explicitation de la teneur de son savoir : « Io so perché sono un intellettuale » :

Io so perché sono un intellettuale, uno scrittore, che cerca di seguire tutto ciò che succede, di conoscere tutto ciò che se ne scrive, di immaginare tutto ciò che non si sa o che si tace ; che coordina fatti anche lontani, che mette insieme i pezzi disorganizzati e frammentari di un intero coerente quadro politico, che ristabilisce la logica là dove sembrano regnare l’arbitrarietà, la follia e il mistero.
Tutto ciò fa parte del mio mestiere e dell’istinto del mio mestiere.

Ainsi, Pasolini sait car il est un intellectuel, un écrivain. Son savoir découle des instruments de son métier d’écrivain : la logique et l’imagination. À défaut de pouvoir se servir de ces instruments comme de preuves, Pasolini affirme qu’ils n’en constituent pas moins les outils d’un savoir « autre » que le savoir scientifique : il s’agit d’une forme de connaissance propre à la littérature. Ici Pasolini émet l’hypothèse de pouvoir, en tant que romancier, retisser les fils de l’histoire italienne en leur restituant un sens. C’est bien sa condition d’écrivain qui lui permet de retrouver un fil conducteur au sein d’épisodes apparemment dénués d’une logique propre, « là dove sembrano regnare l’arbitrarietà, la follia e il mistero ». Cependant, Pasolini affirme que son « projet de roman » n’est pas sans lien avec la réalité, qu’il contient une vérité. Or, il s’agit d’une vérité bien particulière. Dans son article, Pasolini révèle implicitement que les faits et les noms sont connus : on connaît les noms des auteurs matériels des massacres et de ceux qui ont donné les ordres : « io so, io so i nomi ». Mais puisque, faute de preuves, il ne peut pas citer les responsables, sa quête de vérité sera une quête du sens.

Ce qui fait défaut c’est le sens, le lien, l’intrigue, pour reprendre la métaphore du roman, qui est à l’origine des épisodes tragiques qui ont caractérisé la stratégie de la tension. L’idée d’un roman de l’histoire italienne est nécessaire afin de reconstituer cette intrigue en tissant les liens qui restent cachés – c’est là qu’intervient la logique – et en comblant par des éléments fictifs – grâce à l’imagination – les pièces manquantes de la mosaïque. On connaît les responsables, mais on ne connaît pas encore les raisons : le roman se définit donc – comme tout bon roman policier – par la quête d’un mobile, qui constituerait la preuve sans laquelle aucune accusation n’est possible. L’image du roman renvoie donc à la quête d’une vérité, d’un sens, qui fait défaut : il s’agit par la fiction de retrouver, du moins, une logique interne, une solution possible qui, à l’intérieur de la forme romanesque, n’en serait pas moins une vérité apte à délivrer une interprétation possible du réel. Ainsi, si l’histoire a besoin de preuves pour affirmer une vérité, la littérature n’en a pas besoin, car elle construit une vérité interne. Pasolini se rend compte que face à l’absurde et au mystère, il faut dire de façon littéraire.

Petrolio : le roman de l’histoire italienne

Le roman constitue donc pour Pasolini le support formel apte à fournir une unité qui fait sens : l’écrivain « sait » car il a été capable de retisser des liens. C’est la méthode employée dans Petrolio. Ce roman très complexe ne peut pas être analysé ici de façon exhaustive. Il s’agira d’esquisser seulement deux points qui sont étroitement liés au « romanzo delle stragi » : la question des liens du pouvoir et la question des noms, de la dénomination des acteurs, essentielle, comme nous l’avons vu, dans l’article.

Petrolio est un roman sur le pouvoir, sur ses mécanismes et sur ses relations internes et externes. Le roman est construit autour des liens entre l’ENI, dirigée alors par Eugenio Cefis, les services secrets et le pouvoir politique. Le roman est resté inachevé, et de plus, les pages concernant ces liens ont disparu. Cependant, il reste un dessin de Pasolini qui reproduit un « schéma du pouvoir »[11]. Il consiste en un réseau de liens qui cherchent à reproduire les mécanismes de fonctionnement du pouvoir : c’est en reconstruisant ces liens que l’on peut parvenir à découvrir une vérité. Puisque le « roman de l’histoire italienne » doit rendre visible la complexité des liens et des mécanismes du pouvoir, Pasolini se propose de bouleverser la forme romanesque traditionnelle. Ainsi, avant le schéma, Pasolini note que son roman ne va pas être « a schidionata » mais « a brulichio »[12] : le roman ne sera pas construit de façon linéaire, mais selon un « grouillement » qui doit mimer la complexité des liens du pouvoir. De même, dans sa lettre à Moravia, qui se situe à la fin du roman, Pasolini affirmait que dans Petrolio il refusait le mode de narration traditionnel et la figure du narrateur[13]. Encore une fois, il s’agissait, par un mélange de genres et de styles, de mimer la complexité du réel et, en refusant la figure du narrateur, en parlant en son propre nom, Pasolini se proposait d’abolir le pacte d’engagement fictif entre le narrateur et son lecteur.

En ce qui concerne la question de la dénomination, il importe de noter le souci du choix des noms dans Petrolio : l’impossibilité de la dénomination dans « Il romanzo delle stragi » devient une sorte de « jouissance littéraire » dans Petrolio. En effet, les noms des personnages n’ont pas été choisis par hasard : Enrico Mattei, l’ancien président de l’ENI, devient Enrico Bonocore, un personnage positif, et Eugenio Cefis devient Aldo Troya, en italien la « truie ». Je vais m’arrêter sur le choix du nom littéraire de Cefis, mais il est intéressant de noter aussi qu’il y a une Giulia Miceli qui renvoie à la fois à la Julie Mikhailovna des Démons de Dostoïevsky[14] et à Vito Miceli, l’ancien chef du SID. Il faut savoir que Pasolini s’était inspiré des Démons, le roman politique de Dostoïevsky, et qu’une scène entière des Démons est recopiée dans Petrolio[15]. Dans le roman de Pasolini, Eugenio Cefis devient donc Aldo Troya. Or, au début des Démons, Dostoïevsky justifie le titre de son roman en citant un passage de l’Évangile selon saint Luc : il s’agit d’un passage où Jésus, ayant rencontré un homme habité par des démons, l’en délivra ; ces démons, ne sachant où fuir, rentrèrent dans un troupeau de pourceaux qui se trouvaient là. Ainsi, le nom d’Eugenio Cefis, Aldo Troya, incarne l’image du démon de l’Évangile.

Pourquoi Pasolini attache-t-il tant d’importance au personnage de Cefis ? Eugenio Cefis a été un homme clé de l’histoire italienne. Il représente le côté obscur du pouvoir, car on n’a jamais pu écrire sur lui de son vivant. Dans l’optique pasolinienne, il incarne le « nouveau pouvoir », le thème le plus récurrent dans les écrits de Pasolini depuis le début des années soixante-dix. Le « nouveau pouvoir » est, dans l’optique pasolienne, un stade nouveau du capitalisme, un pouvoir totalitaire et totalisant qui modifie les corps et qui s’insinue par le biais des nouvelles valeurs pseudo-démocratiques de la société de consommation. Or, à ce sujet, Cefis a prononcé un discours que Pasolini a peut-être été un des seuls à remarquer : le discours de l’Académie de Modène en 1972[16]. Cefis y parle – devant un public de militaires – de la fin de la nation, c’est-à-dire de la naissance d’un pouvoir capitaliste qui consiste en un pouvoir supranational de multinationales, avec à son service une armée policière et des moyens technologiques très avancés : nous avons là une première définition de la mondialisation. Pasolini voit dans ce discours de Cefis l’incarnation et le but ultime de ce « nouveau pouvoir » qu’il n’a cessé de dénoncer dans ses articles et qui est selon lui, par-delà les responsabilités de la Démocratie chrétienne et des fascistes, le véritable responsable de la stratégie de la tension.

Pourquoi un « roman de l’histoire italienne » ?

En guise de conclusion, il est important de noter que le contexte historique particulier de la stratégie de la tension ramène Pasolini à la littérature. À ce moment précis, Pasolini comprend qu’une rupture historique est advenue sous les effets du « nouveau pouvoir ». Or, cette rupture lui impose de dire autrement, de se saisir de la parole littéraire comme seul support apte à décrire les changements advenus. Au moment même où il dénonce ce pouvoir dans les articles des Scritti corsari et des Lettere luterane[17], Pasolini éprouve le besoin de donner une forme unitaire à sa compréhension historique. Le roman acquiert dès lors le statut d’un outil cognitif capable de mettre au jour une vérité, de livrer un savoir. En définitive, le roman constitue pour lui le support de la quête d’un sens qui fait défaut.


[1] Pier Paolo Pasolini, « 14 novembre 1974. Il romanzo delle stragi », Scritti corsari, Milan, Garzanti, 2005 [1974].

[2] Idem, Petrolio, Milan, Mondadori, 2005 [1992].

[3] Pasolini est assassiné le 2 novembre 1975. Les auteurs de son meurtre n’ont toujours pas été identifiés à ce jour.

[4] D’après l’historien Guido Crainz, la « stratégie de la tension » consiste en « un inasprimento “forzato” dello scontro sociale volto a spostare a destra l’opinione publica, prima ancora che l’asse politico ; e volto a costituire le basi per “governi d’ordine”, se non presidenzialismi autoritari o aperte rotture degli assetti costituzionali ». Voir Guido Crainz, Il paese mancato, dal miracolo economico agli anni ottanta, Rome, Donzelli, 2003, p. 368. La stratégie de la tension commence par l’attentat de Piazza Fontana (strage di Piazza Fontana) le 12 décembre 1969 : une bombe explose au siège de la Banque de l’Agriculture de Piazza Fontana à Milan, provoquant 16 morts et 88 blessés. L’événement donne un coup d’arrêt aux importants mouvements sociaux qui s’étaient constitués au lendemain de 1968 et des grandes grèves ouvrières de l’« automne chaud » (1969). Ce sera le premier d’une vague d’attentats dont ni les mobiles ni les auteurs n’ont jamais été éclaircis.

[5] Il fut aussi question d’un lien direct entre la Rosa dei Venti et les services secrets de l’Otan.

[6] Pour tout complément, je renvoie à l’ouvrage de Paul Ginsborg, Storia d’Italia dal dopoguerra a oggi, Turin, Einaudi, 1989, et notamment au chapitre x : « Crisi, compromesso, “anni di piombo”, 1973-1980 ».

[7] Pasolini cite ces deux attentats dans son article. Dans « Il romanzo delle stragi », l’attentat du train Italicus est nommé « la strage di Bologna », à ne pas confondre avec celui qui aura effectivement lieu le 2 août 1980. Le 4 août 1974, une bombe explose dans le train Italicus (Rome-Monaco) à la hauteur de Bologne, provoquant 12 morts et 48 blessés. Le 28 mai 1974, une bombe explose à Brescia, Piazza della Loggia, lors d’un rassemblement syndical, provoquant 8 morts et 94 blessés.

[8] Italo Calvino, « Non possono smettere di colpire », Corriere della Sera, 6 août 1974, puis, sous le titre « La strage », dans Cento anni dal Corriere della Sera, supplément du 13 octobre 1976. Voir Italo Calvino, Saggi, Milan, Mondadori, 1995, p. 2253-2256.

[9] Pier Paolo Pasolini, Ragazzi di vita, Milan, Garzanti, 1955 ; Una vita violenta, Milan, Garzanti, 1959. En réalité, Pasolini publie en 1968 Teorema, roman qui peut être conçu comme étroitement lié au choix du cinéma opéré par Pasolini dans les années soixante. En effet, Teorema a été écrit en même temps que le tournage du film du même nom et en constitue, en quelque sorte, le script.

[10] Dans un article publié dans L’Aurore en 1898, Émile Zola s’adressait au président de la République française, Félix Faure, et lui soumettait les preuves de l’innocence de Dreyfus qui lui avaient été fournies par le journaliste anarchiste Bernard Lazare. Ainsi, l’anaphore du texte pasolinien « io so » nous rappelle l’anaphore célèbre de Zola, « J’accuse ». Pasolini établit un fil direct avec le discours de Zola, puisque celui-ci finissait par la liste des noms des accusés qui, dans le texte pasolinien, sont placés symboliquement au début pour montrer la continuité entre les deux articles. Cependant, il y a aussi des différences de taille entre les deux textes : dans « Il romanzo delle stragi », l’auteur ne s’adresse à aucune institution publique mais aux Italiens, et surtout, il ne cite jamais les noms des accusés. Ce lien avec le « J’accuse » de Zola est, selon nous, éminemment important, puisque « Il romanzo delle stragi » porte essentiellement sur un thème : la définition du statut de l’intellectuel et de son rôle, statut que Zola, par son célèbre article, fut le premier à définir. Voir Émile Zola, J’accuse ! (texte et dossier), Gallimard, Paris, 2003.

[11] Pier Paolo Pasolini, Petrolio, op. cit., « Appunti 20-30. Storia del problema del petrolio e retroscena », p. 126-127.

[12Ibid., p. 126.

[13Ibid., p. 579-581.

[14] Dostoïevski, Les Démons, Gallimard, 1974.

[15] Il s’agit de la scène de la fête qui se situe, dans le roman de Dostoïevsky, dans la troisième partie, chapitre i, et que l’on retrouve dans Petrolio dans les « Appunti » 129, 129a, 129b, 129c.

[16] Je renvoie à l’article des Scritti corsari, op. cit., « Il genocidio », publié le 27 septembre 1974 dans Rinascita.

[17] Pier Paolo Pasolini, Scritti corsari, op. cit. ; Lettere luterane, Turin, Einaudi, 2003 [1975].


Citer cet article :

Ilaria Vezzani, « "Il romanzo delle stragi" : Pasolini et le « roman » de l’histoire italienne », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article157