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Le cinéma italien et le temps des révoltes : de l’engagement à la relecture mémorielle. Une périodisation cinématographique de ce temps des révoltes

Gino Nocera

Résumé

Si la littérature italienne sur les années des révoltes (1967-1980) a connu une
évolution notable entre les années 1967-1968 et aujourd’hui, il en est de même de toutes les
productions artistiques italiennes. Le cinéma ne fait pas exception à cela. En effet, celui-ci
est très lié à la littérature italienne puisque nombre de “grands” films des années 1970 à
aujourd’hui sont des adaptations d’oeuvres littéraires (Cadaveri eccelenti, Todo Modo, Gli
invisibili, Romanzo Criminale...)
. Toutefois, en plus de ce lien direct, il est nécessaire de faire
référence à une démarche propre au cinéma, sans doute liée à ses modes de diffusion et à
son plus grand impact immédiat.

Reste qu’il est intéressant de noter que le regard cinématographique se rapproche
très fortement du regard littéraire sur ces années. Il a commencé en étant un outil de lutte en
lien direct avec ce “Temps des révoltes” où les bobines de films sont utilisées comme des
pavés ainsi que le déclarait Elio Petri. Le cinéma a terminé sa course en prenant les habits
du rétrospectif qui se consacre plus à la création d’une mémoire collective - déformante et
partielle - qu’à la mise en place d’une Histoire collective argumentée. Entre ces deux temps,
le cinéma en crise des années 1980 a crée un espace où les militants de ces années - en
crise eux aussi - se regardent et se jugent eux-mêmes, se mettent en valeur et s’expliquent
pour établir leur bilan.

Le cinéma offre donc une approche originale de ces années et du regard sur ces
années. Mon intervention consistera donc à brosser un portrait des évolutions du cinéma et
notamment de ces trois regards cinématographiques successifs sur ce “Temps des
révoltes”.

Texte intégral

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La littérature et le cinéma sont des compagnons de route de longue date en Italie : l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires est une pratique courante chez les réalisateurs italiens. Ce « temps des révoltes », pour reprendre l’intitulé du colloque, est en l’exemple même. Environ 18 % des films commerciaux qui traitent de ces années de luttes, qu’ils leurs soient contemporains ou non, sont des adaptations. Il était donc logique de faire intervenir le cinéma au sein de ce colloque.

Toutefois, mon propos ne se limitera pas à traiter des seules adaptations d’œuvres littéraires, car cela réduirait grandement la portée du cinéma en en faisant un média subordonné à la littérature. Celui-ci a, logiquement, sa propre production scénaristique. Il est donc intéressant d’élargir le propos et d’examiner l’évolution du regard cinématographique tout en la mettant en parallèle avec celle de la littérature, qui a été montrée dans les autres interventions durant ces trois jours. En effet, leurs nombreux points communs révèlent qu’une mutation culturelle et politique touchant tous les médias s’est mise en place durant les quinze ou vingt dernières années : une transformation qui concerne notre regard sur l’Histoire et, par certains aspects, notre perception même de l’actualité.

Afin de faire apparaître cette évolution et ses conséquences, je vais traiter des différentes étapes de la représentation cinématographique : de la contemporanéité du regard sur les faits à la mémoire déformante en passant par la phase de bilan et de perte de lisibilité. Toutefois, je ne serai pas exhaustif, étant donné le temps qui m’est imparti. Je chercherai donc le plus possible à privilégier des exemples concrets en prenant des films symptomatiques comme base de mon intervention. De plus, je me focaliserai sur les films commerciaux italiens et non pas sur ceux produits hors de ces circuits, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une étude exhaustive comme celle de Sébastien Layerle sur le cinéma de mai 1968 en France[1].

Un cinéma de lutte politique et sociale

Au moment où une partie de la société italienne est en train de se révolter dans le cadre du Maggio strisciante [le Mai rampant] et de l’Autunno caldo[2] et où la stratégie de la tension s’affiche au grand jour avec la strage de la piazza Fontana en décembre 1969[3], une partie du cinéma commercial italien, sous l’impulsion de quelques personnalités, s’affiche comme un instrument de lutte politique et sociale. Cette volonté d’engagement des cinéastes n’est pas fondamentalement une nouveauté en Italie – une simple référence au néoréalisme ou à des films comme I Compagni de Mario Monicelli, en 1963, ou Le Mani sulla città [Main basse sur la ville[4]] de Francesco Rosi, la même année, suffisent pour l’illustrer. Toutefois, avec cette mobilisation sociale importante, l’industrie cinématographique offre une place plus grande à ce cinéma d’engagement que l’on nommera très vite cinema politico.

Ainsi, de 1968 à 1977, on peut recenser une vingtaine de films engagés[5]. Certains ont été des succès immenses du box-office italien comme Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto [Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon], d’Elio Petri, qui a reçu un Oscar, le Grand prix du jury de Cannes et a obtenu près de 15 millions d’euros de recette en 1970, ou encore Cadaveri eccellenti [Cadavres exquis], de Francesco Rosi, qui a reçu en 1976 un David et a eu un peu plus de 8 millions d’euros de recette. D’autres sont passés inaperçus comme le film collectif Amore e rabbia [La Contestation], en 1969, qui n’a eu que 214 000 euros, ou Lettera aperta a un giornale della sera [Lettre ouverte à un journal du soir], de Francesco Maselli, en 1970, avec 624 000 euros. Ainsi, la diffusion de ces films est très variable et, par conséquent, leur impact également, même si certains ont pu avoir un impact important dans certains milieux, à l’image du film de Maselli chez les intellectuels communistes.

Reste que les films de cette première période se focalisent surtout sur les aspects concernant la stratégie de la tension au sens large. Je prendrai deux cas pour illustrer cette période cinématographique.

Le film de Francesco Rosi, Cadaveri eccellenti, sorti sur les écrans en 1976, peut être un bon exemple du fait de sa thématique et de son succès commercial. Notons par ailleurs qu’il est une adaptation du roman de Leonardo Sciascia, Il contesto, publié en 1971. Celui-ci avait défrayé la chronique lors de sa sortie en Italie. À l’inverse, le film, sorti cinq ans plus tard, ne suscite pas de nouvelle polémique et est au contraire valorisé, notamment dans les grands journaux italiens. À titre d’exemple, dans le Corriere della Sera du 21 février 1976, Giovanni Grazzini déclare :

Cadaveri eccellenti è un film d’intrigo e di denuncia che onora il cinema italiano. E che testimonia ancora una volta quali servizi esso possa rendere a chi, in una visione inclemente della nostra realtà, sappia cogliere l’eco sinistro della storia[6].

Francesco Rosi retrace dans ce film l’enquête de l’inspecteur de police Rogas, qui doit trouver le meurtrier d’un certain nombre de juges. Son enquête lui fait découvrir, au plus haut niveau de l’État, un complot destiné à mettre en place un pouvoir fort. Face à ce complot qui dépasse largement ses compétences et face à la participation du chef de la police à celui-ci, Rogas se tourne en dernier ressort vers le PCI (Parti communiste italien). La séquence finale montre l’échec de Rogas : il se fait tuer avec le secrétaire général du PCI, les médias et le pouvoir le condamnent, le PCI refuse de se lancer dans l’affrontement avec l’État et légitime ce refus par la phrase qui conclut le film : « La vérité n’est pas toujours révolutionnaire. »[7]

Images 1, 2 et 3

Cette séquence finale résume parfaitement le sens du film, qui est d’ailleurs le même que celui du film de Mario Monicelli, Vogliamo i colonelli [Nous voulons les colonels], sorti en 1973. D’une part, la stratégie de la tension est une réalité qui est cachée au commun des mortels[8] ; d’autre part, les forces de la gauche institutionnelle, incarnées ici par le PCI, ne sont pas une alternative car elles sont complices du fait de leur passivité. La condamnation du compromis historique mis en place en Italie est à peine voilée. Finalement, Francesco Rosi, comme Mario Monicelli, dresse un constat de la situation italienne dans cette première moitié des années soixante-dix, constat qui est celui de l’extrême gauche italienne : d’une part, il y a un danger de fascisation du pouvoir au sein de l’État dirigé par la Démocratie chrétienne et, d’autre part, le PCI n’est plus un parti révolutionnaire mais est devenu – du moins sa direction – un parti de cogestion qui s’oppose aux intérêts du peuple. Aux spectateurs d’en tirer les conclusions qui s’imposent.

Ces films servent donc de moyens de propagande politique. Il en sera ainsi jusqu’à la césure de la fin des années soixante-dix : faire des films pour soutenir les luttes et les révoltes qui secouent la société en dénonçant la situation italienne, aussi bien au niveau politique que social.

Par ailleurs, il existe également quelques films sur les autres thématiques de ces années, notamment celles qui touchent directement les actions de la gauche ou de la classe ouvrière. Ainsi, un film comme celui d’Elio Petri, La classe operaia va in paradiso [La classe ouvrière va au paradis][9], en 1970, dresse un état des lieux du monde ouvrier. Il y dénonce les conditions de travail, y décrit l’action syndicale et le militantisme politique. De même, un film comme La Sua giornata di gloria d’Edoardo Bruno, en 1969, traite de l’engagement violent des étudiants, ce qui est exceptionnel du fait de sa date très précoce au regard de l’apparition du terrorisme. Toutefois, par le choix de ces thématiques, ces deux films sont des cas isolés dans le panorama cinématographique.

Ainsi ce cinéma de lutte va-t-il se développer jusqu’à son exemple le plus extrême, Todo modo d’Elio Petri, en 1976, qui adapte sous le même titre le roman de Leonardo Sciascia. Ce film est l’incarnation la plus radicale de l’engagement politique par le cinéma. En effet, dans la séquence finale du film[10], Elio Petri met en scène la mort de tous les responsables de l’État et de la Démocratie chrétienne, dont Aldo Moro lui-même, joué par Gian Maria Volonte. Moro meurt sur l’écran deux ans avant d’être réellement assassiné.

Images 4 et 5

Ce cinéma de lutte peut donc se résumer par une citation, que j’affectionne tout particulièrement, d’Elio Petri : « On ne peut lancer que des bobines à la tête des gens, mais les lancer comme des pavés. »

Un cinéma qui « explique » les luttes

Ce cinéma de lutte évolue rapidement avec la césure que constituent les années 1977-1980. En effet, le temps des révoltes change sous l’effet de plusieurs événements clés. Rapidement, il y a tout d’abord la naissance du mouvement de 1977 qui constitue une rupture dans les modes d’action, les solidarités internes à la gauche et dans le vécu des militants. Ensuite, il y a le choc de l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges, le 9 mai 1978, qui fait suite à ses cinquante-cinq jours de détention et aux « négociations ». On peut y ajouter l’assassinat du syndicaliste Guido Rossa, le 24 janvier 1979, par les mêmes Brigades rouges. Certains y verront le signe que le Partito armato [l’organisation armée] attaque ses propres camarades. Enfin, dernier élément de cette rupture, la grève chez FIAT, en 1980, qui se termine par la Marche des 40 000[11] et la défaite du mouvement ouvrier. L’élan de révolte de masse est rompu.

C’est donc dans ce contexte qu’émerge un nouveau cinéma politique. Toutefois, il n’est plus aussi monolithique que celui de l’époque précédente, notamment parce qu’il commence à prendre de la distance avec les faits en essayant de les expliquer, et non plus de soutenir les révoltes de ces années-là. Différentes analyses apparaissent dès lors, que l’on peut regrouper en deux catégories.

Une première thèse serait celle que Dino Risi développe dans Caro Papa [Cher Papa] en 1979. C’est un des films politiques les plus importants du box-office italien de l’époque, avec 2,8 millions d’euros de recette.

Risi tente d’analyser le phénomène de la lutte armée en prenant le cas d’un fils d’industriel de 23 ans, membre d’un groupe de gauche armé et semi-clandestin, qui met sur pied une opération contre son propre père. Ce film n’est pas le premier qui traite du terrorisme. Risi lui-même avait réalisé en 1973 Mordi e fuggi [Rapt à l’italienne], qui l’abordait sous l’angle de la comédie amère ; quant à Massimo Pirri, en 1977, il cherchait, avec Italia, ultimo atto ?, à informer les jeunes des dangers d’un tel choix[12]. Cependant, avec Caro Papa, on entre dans une nouvelle logique : des clés de lecture y sont proposées pour comprendre ce phénomène qui touche alors l’Italie depuis près d’une décennie. Sans entrer dans les détails du film, évoquons une courte scène qui est caractéristique du message de Risi[13].

Image 6

Dans la seconde moitié du film, le père et le fils ont une discussion orageuse au sujet de l’attitude de ce dernier. Le père veut le reprendre en main car il a peur pour lui. De manière un peu abrupte, le fils réagit en brisant un vase pour montrer son opposition… mais s’excuse immédiatement comme un enfant qui serait allé trop loin. Le fils terroriste serait en train de faire sa crise d’adolescence, avec retard… Il n’y aurait pas d’idéologie dans son comportement, seulement des slogans creux écrits dans un journal intime bien peu compatible avec son image de terroriste. Rien de très sérieux… Risi le dit lui-même dans le dossier de presse qui accompagne la sortie du film en France : « Il n’y a pas de motivation idéologique qui puisse expliquer le phénomène. [...] Un phénomène [...] qui n’a pas de motivation précise et reconnaissable. » Ou encore : « J’essaie de comprendre ce type de jeune homme, en général fils de bourgeois qui, le matin, dit bonjour papa, bonjour maman, et qui sort avec un revolver dans sa poche pour tuer quelqu’un. » Et de conclure : « Ici, il s’agit d’un problème de génération, existentiel, un phénomène traduisant un mécontentement qui se manifeste par la violence. »

Le terrorisme ou l’action politique violente, et plus généralement les révoltes de cette période, ne seraient donc qu’un phénomène de rupture générationnelle, des désordres psychologiques d’adolescents et en aucun cas un problème politique ou social. Il n’est pas anodin de noter que Dino Risi est diplômé de médecine et a exercé la psychiatrie avant de faire du cinéma… Il se fait donc le porte-parole de tout un courant de pensée nouveau qui va tenter d’analyser ces groupes sous ce prisme. Dans le même courant, on trouve par exemple le film de Giuseppe Bertolucci, Segreti Segreti, sorti en 1984 et qui est, pour sa part, centré sur la psychologie féminine et les névroses de la bourgeoisie.

Toutefois, l’interprétation psychanalytique n’est pas la seule à apparaître dans le cinéma italien. Un autre courant cherche à expliquer ce phénomène en le mettant en perspective. C’est le cas du film magistral de Francesco Rosi – encore lui ! – sorti sur les écrans en 1981, Tre fratelli. À travers la rencontre de trois frères qui incarnent les différentes facettes de l’Italie – un ouvrier à Turin, un juge à Rome et un éducateur à Naples –, Rosi réussit à montrer les motivations, les logiques et les réactions des personnages, bref, à dresser un panorama complet de ces temps de révoltes que constituent la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt. Sans reprendre tous les aspects du film, je me concentrerai sur un moment de confrontation et de débat entre deux des frères, l’ouvrier et le juge[14].

Images 7 et 8

La logique qu’élabore l’ouvrier Nicola est la suivante : l’émigration, la découverte du monde de l’usine, de la condition ouvrière, les frustrations, l’aliénation et finalement la révolte par la grève ou par d’autres moyens – Nicola reste sur ce point assez évasif. La violence sociale et politique des ouvriers et des groupes s’en réclamant ne serait que la réponse à la violence sociale et politique du patronat et de l’État. Francesco Rosi fait écho ici directement à la rhétorique de la gauche extraparlementaire et même des Brigades rouges des débuts. Celles-ci ne disaient rien d’autre dans leurs tracts, comme celui de 1973 revendiquant leur irruption au siège de l’UCID et qui se conclut en ces termes :

Contro tutti questi nemici, i proletari hanno cominciato ad organizzarsi per resistere, riaffermando che risponderanno :
al sopruso con la giustizia proletaria
alla violenza dei padroni con la lotta rivoluzionaria degli sfruttatoti [...][15]

Toutefois, Rosi ne se limite pas à cette interprétation. Il met également en avant le nécessaire respect des lois, la responsabilité collective, l’horreur du crime afin de donner un panorama complet de ces années sombres. Cependant, son travail est relativement isolé à l’époque. De nouvelles problématiques apparaissent en même temps qu’émergent de nouvelles réalités : la prison, l’exil et le reflux de la violence politique. Les réalisateurs vont logiquement s’en faire l’écho ou, du moins, vont tenter de le faire avec les moyens qu’on leur donne. En effet, les films qui sortent par la suite restent relativement confidentiels. Tel est le cas de Gli invisibili de Pasquale Squitieri.

Ce film, adaptation du roman de Nani Balestrini, ne reste à l’affiche que 104 jours au total lors de sa première sortie en salle ; 6 jours à Bologne pour 304 entrées, 7 à Turin pour 1 179 entrées (soit 168 entrées par jour) et 31 à Rome pour 4 401 entrées. Ce qui est très faible en termes de jours et d’entrées. À titre de comparaison, Caro Papa est resté 65 jours à Turin pour 19 988 entrées, soit 307 entrées par jour, et 135 jours à Rome ! Même pour Tre fratelli, qui n’a pas été un grand succès commercial, on a des chiffres bien supérieurs avec, par exemple, 125 jours à Rome pour 37 277 entrées, soit 298 entrées par jour. Il y a donc bien un reflux dans ces années quatre-vingt, au cinéma comme dans l’activité politique.

La seule exception dans ce marasme est le film de Giuseppe Ferrara, Il caso Moro, en 1986, qui atteint des sommets puisqu’il bénéficie de la 6e meilleure diffusion avec 556 jours de diffusion cumulés et obtient une recette de plus de 4,8 millions d’euros, soit la sixième meilleure recette des films politiques jusqu’alors.

Pourquoi un tel succès ? Giuseppe Ferrara crée une rupture dans le cinéma en faisant pour la première fois un film explicatif d’un fait historique. Il reprend l’affaire Moro et donne au public des clés qui permettent de comprendre cette crise majeure. Ce sera le seul cas en cette fin des années quatre-vingt et de début des années quatre-vingt-dix. En effet, la République s’enfonce alors dans une crise profonde et peu souhaitent revenir sur un passé douloureux et encore largement dans l’ombre des secrets d’État.

Un cinéma de la mémoire contre l’histoire ?

Le cinéma va prendre un cours nouveau avec la seconde moitié des années quatre-vingt-dix et surtout deux mille. En effet, les années de révolte que constitue la période 1967-1980 reviennent sur le devant de la scène cinématographique. Ainsi, onze films traitant de ce sujet sont sortis sur les écrans depuis 1995, avec un pic en 2003 (trois films).

Dans cet ensemble, prenons trois exemples pour décrire la situation actuelle d’un point de vue cinématographique, point de vue qui dépasse par bien des aspects la seule sphère du cinéma.

Le premier est sans conteste le film de Mimmo Calopresti, La seconda volta, sorti en 1995. C’est le premier film grand public à revenir aussi nettement sur ces années en centrant son discours explicitement sur la mémoire, la nécessité et finalement l’impossibilité de faire le deuil de cette période. Les ex-brigadistes réapparaissent, sur les écrans et dans la vie, avec un nouveau statut : la semi-liberté. Cette réalité choque alors une partie de l’Italie comme elle choque Nanni Moretti lui-même, acteur dans le film. Il déclare, lors de l’avant-première, retranscrite dans le Corriere della Sera du 25 octobre 1995 :

I terroristi sono assassini che hanno ucciso in modo insensato e hanno scritto comunicati che contenevano un mucchio di scemenze. Oggi, mi fa impressione vedere che scrivono libri e pretendono di essere al centro dell’attenzione e del dibattito politico. Da loro preferirei più pudore e discrezione, lo stesso pudore e discrezione con cui io e il regista ci siamo avvicinati a un problema che il cinema italiano ha frequentato pochissimo : quello del terrorismo[16].

Sans entrer dans le débat sur le retour des ex-militants sur le devant de la scène publique, qui tient une place importante en Italie comme en France –, notons que le film a permis d’ouvrir ce débat, comme le constate le réalisateur lui-même. Toutefois, les discussions et les réflexions qui vont naître par la suite seront marquées par le constat que faisait l’ancien brigadiste Alberto Franceschini lors de cette même avant-première : « Questa opera è contraddittoria e interessante : è una storia sul terrorismo, ma al centro non c’è una vicenda politico sociale. Il vero tema è il rapporto tra vittima e carnefice. »

Le vrai thème des films qui vont suivre ne sera donc pas le terrorisme perçu dans le contexte politique et social, mais bien le terrorisme ou, plus généralement, les révoltes de ces années vues sous l’angle de l’individu et de l’émotion moralisatrice. Le politique et le social sont désormais exclus de la mémoire de cette époque.

Les films qui se situent dans la continuité de La seconda volta sont, par exemple, le film de Marco Tullio Giordana produit par la RAI et intitulé La meglio gioventù [Nos meilleures années] et celui de Daniele Luchetti, Mio fratello è figlio unico [Mon frère est fils unique]. Les faits relatifs à l’action violente y sont exposés sans qu’il soit possible de les appréhender dans un contexte social et politique véritable ou suivant une quelconque logique. Finalement, ces révoltes apparaissent comme un décor pour des individus perdus.

Mio fratello è figlio unico en constitue le parfait exemple. Le cinéaste déclare lui-même :

Mio fratello è figlio unico n’est pas un film politique. C’est un film d’êtres humains qui aiment, souffrent, rient et qui font aussi de la politique. Le film ne prend pas position politiquement : il raconte la vie de personnes qui, elles, prennent position. C’est ceci, je crois, ma clé de lecture. L’élément humain, affectif et émotif au centre de tout[17].

En effet, tel est bien le sésame de tous les films de cette nouvelle génération de cinéastes qui n’a commencé à tourner que dans les années quatre-vingt. L’affectif et l’émotif, d’une part, et des personnages qui prennent position, d’autre part. Notons, afin de bien comprendre ce processus, que Daniele Luchetti représente un seul acte terroriste dans son film : une gambizzazione [blessure aux jambes provoquée par une arme à feu]. Un soir, le frère terroriste croise le patron. Le frère tire. Le patron s’effondre. Le frère prend la valise, sans doute pleine d’argent, et part. Un échange s’ensuit avec son petit frère, où il est fait état de l’attentat. Fin de la séquence.

Cet acte, qui constituait à l’époque un mode opératoire très courant et idéologiquement marqué dans les groupes armés de gauche, ne trouve ici aucune explication. À aucun moment le film ne donne de clés permettant de mettre en perspective cet acte. Rien n’est dit sur les motivations du personnage, la logique ou la raison d’être de cette scène. Que peut-on dès lors y comprendre ? Que vont en retenir les spectateurs ? Un acte barbare qui vise à mutiler et à voler. Le terroriste n’apparaît que comme un criminel de droit commun dont le geste est injustifiable, puisqu’il n’y a pas d’argument pour l’expliquer. On ne possède, comme le disait le cinéaste, que l’affect et l’émotion : le bien et le mal. Le politique – qui est l’élément permettant de comprendre cet acte dans son contexte idéologique et militant – est absent et laisse donc place à la seule violence qui ne peut, dans cette situation, qu’être condamnée par tous. Il n’y a plus de « violence politique ». Les années de plomb n’ont été qu’un temps de violence gratuite et inintelligible qu’il convient d’oublier. Par cette mise en scène, la lutte armée est criminalisée. Dans les scénarios proposés, il est nécessaire et salutaire de se concentrer sur les vraies valeurs de la société italienne : la famille et la vie privée.

D’ailleurs, à la fin du film La meglio gioventù, la femme terroriste est condamnée moralement par sa propre fille, qui juge sa mère égoïste car elle a préféré le militantisme à son rôle de mère. Le politique serait de l’égocentrisme alors que le cocon familial et la maternité seraient la voie du salut[18].

Toutefois, il ne faudrait pas réduire le cinéma italien actuel à cette caricature. Il existe d’autres cinéastes et d’autres films qui font que le cinéma italien est en phase avec tous les débats de la société italienne.

En effet, les cinéastes de l’ancienne génération, ceux qui travaillaient déjà dans les années soixante-dix et qui ont participé à des degrés divers à ces années de lutte, ont réalisé des films tout à fait différents. On peut citer rapidement Giuseppe Ferrara ou Marco Bellocchio, et même Wilma Labate, qui n’appartient toutefois pas à cette génération. Même s’ils diffèrent les uns des autres sur la forme et le fond, ils ont en commun de replacer la violence politique dans les débats et le contexte de ces années mêmes. Il ne s’agit alors plus de montrer l’inhumanité du terrorisme et d’y apporter un jugement moral, mais d’en voir les enjeux politiques. Certes, l’individu est mis en avant comme dans l’adaptation du livre d’Anna Laura Braghetti par Marco Bellocchio, Buongiorno notte, mais cet individu ne prend pas le pas sur une réflexion globale et une contextualisation politique et sociale. De plus, Marco Bellocchio réussit à redonner une dose d’espoir rétrospectif à ces années en y insérant du rêve : celui de la libération d’Aldo Moro, celui d’une autre évolution pour les années de plomb, celui d’une autre mémoire possible.

Cependant, ces voix – celles de Bellocchio, Ferrara, Labate entre autres – sont bien faibles dans le panorama cinématographique italien. L’heure n’est pas à une proposition de relecture globale de cette époque. L’heure n’est pas encore au calme et à la mise à plat de ce temps des révoltes. L’Italie a face à elle deux possibilités. Elle peut refuser de faire le bilan de ces années en créant une mémoire consensuelle officielle qui s’accommode des conflits infinis dus à des mémoires concurrentes[19]. Elle peut également entamer un réel travail historique qui passerait par la recherche de tous les aspects de la vérité. Toutefois, dans tous les cas, il ne faudrait pas oublier que les peurs et la violence du passé ne sont pas si éloignées de notre actualité… Et que travailler sur le passé revient aussi, par bien des aspects, à travailler sur notre présent[20].

 

Annexe 1

 


[1]  Sébastien Layerle, Caméras en lutte en mai 68, Paris, Nouveau monde, 2008.

[2]  L’Autunno caldo [l’Automne chaud] : cette expression correspond au mouvement ouvrier qui se développe en Italie durant l’automne 1969. Celui-ci est varié : un mouvement syndical reposant sur des revendications ouvrières classiques (contrats de travail), un mouvement social fondé sur des préoccupations de la vie quotidienne (loyers trop chers) et un mouvement spontané dans le cadre des Comitati unitari di base créés par la jonction entre ouvriers, étudiants et chômeurs. Il s’agit du pic de mobilisation sociale de ces années.

[3]  Strage [massacre] de la piazza Fontana : le 12 décembre 1969, une série d’attentats à la bombe frappe différents sites à Milan et à Rome. Le plus important est celui qui frappe la Banque de l’Agriculture, située sur la place Fontana à Milan. Il fait 16 morts et 88 blessés. L’enquête policière accuse, immédiatement et sans preuve, l’extrême gauche et notamment deux anarchistes, Pietro Valpreda et Giuseppe Pinelli. Ce dernier mourra durant son interrogatoire, dans des circonstances troubles, et tous deux seront plus tard reconnus innocents. L’enquête se tourne alors vers l’extrême droite italienne et ses connections avec le réseau Gladio, l’OTAN et la CIA. La justice n’a, aujourd’hui, condamné personne pour ces actes terroristes puisqu’en 2004, la cour d’appel de Milan a annulé les peines prononcées contre les trois accusés d’Ordine nuovo, qui avaient été reconnus coupables en 1997.

[4]  Les films sortis en France sous un titre français sont mentionnés également avec ce dernier.

[5]  Voir graphique en annexe.

[6]  http://www.mymovies.it/dizionario/critica.asp?id=147988 (article intégral).
Tous les sites mentionnés dans ces notes ont été consultés le 1er décembre 2008.

[7]  http://fr.youtube.com/watch?v=Unf8nEwRXgs

[8]  Une réalité qui apparaît dans le film à travers tous ses acteurs : police, armée et médias. Ne manquent que les attentats dans cette séquence finale. Toutefois, avec les assassinats de juges qui jalonnent le film, on peut dire que cet élément est présent. Cette réalité est accentuée également par l’usage d’images d’archives qui permet d’ancrer cette fiction dans l’Italie contemporaine sans aucune ambiguïté.

[9]  Il est par ailleurs intéressant de noter qu’Elio Petri utilise la forme pour faire passer son message. Ainsi, le rythme du travail à la chaîne en usine est mis en scène par l’image (plan serré), le montage (succession rapide) et le son (musique rapide et cadencée). On peut visionner cet extrait sur Youtube : http://fr.youtube.com/watch?v=uzm5-OjbxR8. De plus, ce film a été réalisé dans une usine sous contrôle judiciaire à Novara, avec des ouvriers qui étaient en chômage technique. Il a donc, de manière évidente, un aspect documentaire.

[10]  http://fr.youtube.com/watch?v=pNjaypJu-rY

[11]  Marche des 40 000 : mouvement mené en 1980 par les « cols blancs » et la direction de la FIAT contre la grève des ouvriers qui paralyse l'usine à Turin. Il marque symboliquement la défaite du mouvement ouvrier et syndical qui, faute d’être suffisamment soutenu, perd finalement contre la direction de la FIAT. L'époque de la mobilisation ouvrière née avec l'Automne chaud se termine.

[12]  Toutefois, Massimo Pirri a eu de nombreux problèmes avec la censure italienne, qui a refusé de donner au film un visa pour tout public. Il a été interdit aux moins de 18 ans à cause de sa violence. De fait, le but pédagogique du film était anéanti.

[13]  http://fr.youtube.com/watch?v=0Z9WF8Fuogs

[14]  http://fr.youtube.com/watch?v=9YIUli-13Ec

[15]  Pino Casamassima, Il libro nero delle Brigate rosse, Rome, Newton Compton Editori, 2007.

[16]  http://www.mymovies.it/dizionario/critica.asp?id=404463

[17]  Traduction personnelle. Entretien disponible sur :
http://www.cinemaitaliano.info/intervista_a_daniele_luchetti_sul_film_mio_fratello_notizia00453.html

[18]  Il est intéressant de compléter ce survol par l’étude un peu plus approfondie de Dora d’Errico :
http://cle.ens-lsh.fr/1179579203120/0/fiche___article/

[19]  Le premier de ces conflits de mémoire serait celui qui oppose par livres interposés les victimes et les responsables de tous ordres.

[20]  Les commentaires, remarques, avis ou suggestions peuvent être envoyés à l’adresse suivante : nocera_gino@yahoo.fr


Citer cet article :

Gino Nocera, « Le cinéma italien et le temps des révoltes :
de l’engagement à la relecture mémorielle. Une périodisation cinématographique de ce temps des révoltes », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article70