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Mémoire des lettres, écrire pour la mémoire. Une approche sociolinguistique de témoignages et des écrits intimes sur les « années de plomb » en Italie. Entre la liberté et la parole libérée

Catherine Popczyk

Résumé

Correspondance, écrits intimes, souvenirs et témoignages, constituent la parole authentique et spontanée, sont trace et texte (selon la formule du Professeur Vegliante) et la matière principale pour aborder le troisième volet de la problématique proposée.

Une réflexion rétrospective sur les « années de plomb » de l`un des acteurs de cette période apporte un éclairage intéressant. S’inscrivant dans la longue « tradition » des lettres de prisons (à l’instar de Pellico, Gramsci, Rosselli) publiées ou inédites, ces écrits intimes sont de véritables portraits des personnages qui ont fait l’histoire de la période d’étude.
Il est temps de les mettre en valeur et de les traiter comme documents et plus encore, comme littérature car « letteratura sono anche le lettere. Talvolta soprattutto le lettere, pour citer encore J.C. Vegliante.

Incarcérés dans la plupart des cas, les acteurs des événements en Italie des « années de plomb » sont invités maintenant à prendre « librement » la parole : sur leur vision de post-militants. Ce sont donc ces témoignages dont les premiers aperçus me donnent l’espoir de démontrer leur caractère littéraire et de contribuer au travail de la mémoire en leur attribuant la valeur de documents.

Texte intégral

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La parole des émigrés, en tant qu’acteurs du mouvement migratoire massif des années vingt, constitue un fructueux terrain d’étude. Considéré comme « écriture de l’intime » avec d’autres formes d’expression spontanée faisant partie de la littérature dite « primaire », l’écrit épistolaire permet d’analyser des phénomènes et des notions d’ordre sociologique et civilisationnel.

L’objectif de cette étude est non seulement de restituer sa valeur au genre littéraire que représente la littérature de l’exil, et en particulier les lettres de prison – valeur au moins égale à celle de tout texte littéraire –, mais aussi de l’inscrire dans la typologie interne du champ épistolaire littéraire. Nous prenons ici en compte une série de lettres privées et inédites, destinées à un lecteur désigné par l’écrivant. Notre première approche de l’épistolaire d’exil, plus précisément les lettres d’émigration[1], reposait sur un corpus de lettres inédites provenant d’archives privées. L’étude d’une cinquantaine de lettres provenant d’une famille italienne émigrée en France entre 1920 et 1924 nous a permis de relever les caractéristiques du genre « lettre d’émigration », répandu à l’époque de l’émigration italienne massive entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Nous nous sommes alors appuyée sur une brève définition de cette écriture qui la qualifie de parole authentique et spontanée, « trace et texte »[2]. En cela, l’écriture d’émigration est à considérer comme document et littérature.

Pour la présente étude, nous disposions d’un corpus de quatre lettres rédigées en 2008, représentant un certain type de l’épistolaire d’exil – ou plutôt d’isolement, puisqu’elles ont été écrites en prison par un ex-militant condamné à perpétuité en 1991 et probablement libérable en 2009. Ce corpus peut être considéré comme une sorte de récit de vie en ce qu’il relate une tranche de vie de l’écrivant. Il s’inscrit ainsi dans la longue tradition de l’épistolaire de prison et, plus largement, de la correspondance d’exil dont la littérature italienne connaît maints exemples publiés, ne seraient-ce que les écrits de prison de Gramsci ou de Pellico[3].

Notre propos se situe dans le contexte d’une écriture personnelle, voire intime, élaborée dans l’isolement carcéral et répondant à notre demande d’évoquer certains aspects du passé militant de l’écrivant. Les éléments biographiques de notre auteur, Karechin[4], émergeront au fur et à mesure de notre lecture. Ce n’est pas le détail de son engagement politique qui nous intéresse : il est le prétexte et le point de départ de la correspondance. Précisons qu’il s’agit d’un acteur actif des luttes armées intervenues en Italie entre 1970 et 1989.

C’est l’approche du corpus en tant que texte qui nous intéresse, sans que nous prétendions pour autant à une analyse linguistique exhaustive ou à une démarche exclusivement littéraire. Face à ce type d’écriture, il convient de tenter des approches multiples et d’utiliser tous les instruments d’analyse permettant de faire ressortir les caractéristiques d’un genre spécifique.

Nous prenons en compte tous les éléments de ce qu’on peut appeler diégèse ainsi que les suggestions de l’écrivant. Dans chacune de ses lettres, Karechin propose diverses façons d’aborder son écriture et nous conduit à en approfondir la dimension métatextuelle. Notre objectif de revalorisation de la lettre de prison en tant que « texte et trace » ne peut se réaliser sans la participation, même inconsciente, de l’écrivant, dans cet acte de communication dont il est aussi actant.

Notre propos se construit selon un parcours circulaire qui nous permet de suivre étroitement la parole de l’écrivant-auteur. Une lecture linéaire n’aurait pas été appropriée à ce corpus, bâti selon une trajectoire circulaire d’énonciation. Qu’entendons-nous ici par « circulaire » ?

Nous nous situons dans une perspective proche des sciences humaines pour prendre en compte les significations du corpus qui émergent progressivement dans un mouvement spiralé d’anticipations et de retours en arrière, selon les indices textuels ou paratextuels donnés par l’écrivant, comme si la clé de ce mouvement se trouvait dans le texte même. La dimension métatextuelle est donnée par l’auteur. Il faut considérer le corpus comme un acte de communication par lequel l’écrivant répond à notre question initiale sur ses années de lutte, vues dans la perspective de 17 ans d’incarcération. Sans nous dévoiler le détail de son engagement armé, Karechin développe certaines questions librement pendant les quelques mois de notre correspondance. Le plan de notre étude s’appuie sur les éléments les plus significatifs de l’acte de communication que cet échange représente, en particulier le message, le code et leurs fonctions spécifiques dans ce genre d’écriture.

Le message

Dans notre corpus, tous les éléments suivent le même cheminement, avec pour point de départ la thématique développée et pour aboutissement la réponse à la question précise posée à l’écrivant. Pour répondre, il procède par étapes qui le ramènent sans cesse vers les concepts qu’il tente de développer dans chacune des lettres. La pensée de l’auteur se dévoile peu à peu, en suivant elle aussi ce même mouvement en spirale. C’est également un des traits qui caractérisent le genre auquel appartient la lettre de prison. Le mouvement perpétuel entre les concepts développés par l’écrivant, concepts allant du politique au linguistique (redéfinition des aspects du passé militant, études et recherches en sociolinguistique entreprises en prison), construit un message qui dépasse notre questionnement initial. La lettre devient récit de prison, marqué par l’incessante élaboration du langage, selon les propres paroles de l’écrivant : « In tutti questi anni ho lavorato sulla lingua e sul linguaggio come mezzo di conoscenza e di espressione. » (Lettre 4, p. 10)

Aussi bien les reformulations des concepts que leurs développements et le discours sur le langage prennent une forme mouvante de retours répétitifs, correspondant à ce que Roland Barthes appelle « le circulant, le mobile, le subtil »[5], pour un tout autre type de texte, mais en général, ajoute-t-il, il faut parler « du Texte et non d’une œuvre ». Comme si, à partir d’une question posée initialement, se tissait une œuvre selon le sujet-lecteur, pour reprendre la définition du texte par Barthes.

Le rapport émetteur-destinataire déborde et dépasse le projet initial et, à travers les lettres, tisse un fragment de récit de vie sans pour autant devenir une autobiographie complète.

Du point de vue linguistique, nous avions remarqué que l’élément essentiel qui caractérise l’écriture épistolaire d’émigration est, outre le message, la présence indispensable des deux participants à l’acte de communication, émetteur et destinataire, qui forment l’axe immuable de l’échange. En revanche, la lettre de prison ne suit pas le même schéma car l’objectif de l’écrivant est ici différent et la fonction du message n’est pas de la même nature. L’écrivant de prison se situe dans un tout autre contexte, même s’il y a situation d’isolement, d’éloignement et d’attente. Ce sont les raison de l’exil qui diffèrent : autant, pour un émigré, on peut parler de départ volontaire (quelle qu’en soit la raison, politique ou économique), autant, dans le cas de l’ex-militant écrivant de son exil-prison, cet isolement n’est pas programmé. Après des luttes et des actions armées, l’écrivant est contraint à l’exil, à l’isolement, à la cessation de toute activité. Alors qu’un migrant change d’univers dans un but précis de reconstruction et de retour à l’activité, un « exilé » prisonnier est condamné à l’isolement. Même si l’activité épistolaire, pour l’un comme pour l’autre, reste lieu et lien avec l’autre univers, l’extérieur, l’origine de l’échange est différente.

Cette différence-là semble se manifester justement dans le message qui émane de ces lettres. Notre écrivant de prison, contraint à abandonner toute activité engagée, renvoyée au passé, ne peut désormais que la théoriser. La question initiale posée à Karechin pour entamer l’échange épistolaire concerne son état d’esprit après 17 ans d’emprisonnement : où en sont les idées qui, jadis, donnaient du sens à sa vie et qu’est-ce qui a changé dans sa vision du monde ? Les réponses librement données constituent le corps du message. On s’aperçoit que le message seul ne donne pas les caractéristiques attendues de l’épistolaire de prison et qu’il est indissociable du code ; l’essentiel du genre semble résider dans la relation message-code. Si le message véhiculé par les quatre lettres veut rendre compte de ce que l’écrivant perçoit du monde, le travail d’écriture est constamment présent et les notions que sont l’évolution de la pensée et l’élaboration du texte sont les deux préoccupations parallèles de Karechin, les deux suivant un parcours circulaire dans le corpus. Ajoutons que si, dans l’épistolaire d’émigration, on lisait déjà cette circularité thématique, elle se limitait à deux espaces : pays d’accueil / pays d’origine, entre lesquels l’écriture oscillait. Dans les lettres de Karechin, elle se manifeste par des va-et-vient thématiques, toujours à partir du passé. On y trouve en effet les réminiscences suivantes : conceptualisation de la lutte armée, passions d’enfance, études et thèse d’architecture entreprises en prison, passion pour les langues et les sciences du langage. Le récit personnel ainsi composé est remanié et approfondi d’une lettre à l’autre :

Ritengo che la lotta politica per rivendicare i diritti di uguaglianza e libertà di rivoluzionaria memoria debba passare dalla autodeterminazione culturale ed economica. (Lettre 1, p. 1)
Essere architetto, costruire, mi ha aiutato molto a concretizzare in certi modi la mia rivoluzione sociale. (Lettre 1, p. 2)

La letteratura è qualcosa che coinvolge la struttura stessa del pensiero, è un lavoro duro che vado approfondando da 4 anni. (Lettre 2, p. 5)
La cultura è frutto del linguaggio che struttura. (Lettre 3, p. 1)

L’auteur revient vers les concepts de son engagement et les luttes du passé auxquelles il avait participé spontanément. L’isolement forcé lui a donné le temps d’approfondir et surtout de théoriser les concepts qui lui restent chers tout en perfectionnant son écriture. Il a forgé une vision du monde pour vérifier les thèses qui, mises en actes dès les années soixante-dix, manquaient d’objectifs clairement définis. Ses réflexions se présentent sous forme de retours thématiques, sans agencement linéaire. Pour comparer cette structure à la lettre d’émigration, le message contenu dans chacune des lettres était soumis à un rituel selon lequel des thèmes étaient abordés sans forcément être approfondis ou repris. Dans la lettre en tant qu’acte de communication, c’est la fonction phatique qui prévalait et le maintien du contact – quel que soit le message (ou sans lui) – qui importait. Paradoxalement, dans le cas des lettres de prison, l’écrivant semble « profiter » du destinataire pour élaborer un message jusque-là entravé, enfermé. Les formules incontournables de l’activité épistolaire au sens classique sont ici minimisées (alors que dans les lettres d’émigration, elles formaient souvent l’essentiel du contenu) ; l’auteur se concentre non sur le destinataire mais sur le message : le sien.

Le code

L’écriture de prison oscille entre le message et le code : le code est le deuxième pôle, l’élément indissociable de l’acte de communication épistolaire, les deux éléments allant jusqu’à former une véritable « dialectique code-message »[6], comme le soulignait Eco, dans la mesure où elle diffuse la conscience du processus, et ceci dans toute chaîne communicative. Ce phénomène est omniprésent dans notre corpus ; il se manifeste par le discours sur les propres recherches de l’écrivant :

Grazie alla lingua e solo con la lingua, puoi conoscere le strutture cognitive e la logica in genere.
In tutti questi anni ho lavorato sulla lingua e sul linguaggio come mezzo di conoscenza e di espressione. (Lettre 4, p. 10)

Karechin perfectionne le message et le code, les deux dans un contexte déterminé, comme une tentative de réunir ces trois éléments. Cela nous mène vers un domaine plus anthropologique que linguistique, et c’est par le code imposé par l’écrivant, qui contient la problématique propre au contexte – lutte, liberté, langue, réunissant les champs idéologique et sociologique – que ces trois éléments s’imbriquent et demeurent liés. La pensée de l’écrivant se dévoile à travers cet ensemble, ce qui différencie la lettre de prison des autres écrits d’exil, mais inscrit notre écrivant dans la lignée de ses prédécesseurs[7]. Sans l’appeler « philosophie », nous proposons la lecture de ce phénomène comme une vision du monde, expression chère à Karechin : « Ogni lingua, diceva Humboldt, è caratterizzata da una forma interna che rappresenta la concezione-visione del mondo, propria della nazione che la parla. » (Lettre 2, p. 7)

Le rappel de cette notion est encore un retour aux sources théoriques, car Karechin désigne ce concept comme point de départ de sa recherche, qui évolue depuis le début de son emprisonnement. Ici, la fonction référentielle du discours de Karechin rejoint la fonction métalinguistique, car le concept de vision du monde est attaché à celui de langues : la théorie de Wilhelm Von Humboldt citée par l’écrivant devient le fondement de sa pensée :

A dir la verità io però Jakobson non lo conosco bene, non ho letto i suoi libri, ma conosco Humboldt, ho studiato La diversità delle lingue. L’energia della lingua sta nel primato del discorso diceva, e che il linguaggio è una spontanea emanazione dello spirito. (Lettre 2, p. 7)

Humboldt a créé la locution Weltansicht pour désigner la perception du monde organisé par la diversité, multitude des langues qui est l’indice de la variété de pensée. C’est le rapport langue-pensée qui intéresse particulièrement notre écrivant : il le défend en s’appuyant sur sa propre expérience des luttes, qui se trouve ainsi théorisée. À travers sa réflexion sur la diversité des langues, Karechin tente de définir sa propre identité qui, dans les années de lutte, n’était pas déterminée, ce qui était une des raisons de son activité armée : « La mia storia antagonista nasce da una crisi di identità che è scaturita intorno alla lingua. » (Lettre 4, p. 1)

Sa recherche d’identité est aussi l’indice le plus fort de la circularité de son discours dans les lettres : les retours sur les langues, l’enfance et la période des luttes sont liés par le parcours de migrant que connaît l’écrivant, qui porte un bagage familial lourd en raison de ses origines : il représente la troisième génération de rescapés du génocide arménien qui ont traversé la Libye et l’Égypte avant de s’établir en Italie.

Io parlo l’inglese, l’armeno, l’arabo, un po’ il francese e ovviamente l’italiano che è la mia lingua madre (la mia cultura è fondata sulla lingua italiana, la mia armenità è solo un fatto di giustizia, mi sento palestinese, irlandese, mi sento vicino a chi lotta per autodeterminarsi). (Lettre 4, p. 2)

La lecture de Humboldt a aidé Karechin à structurer sa pensée, dispersée entre les différentes langues qu’il parlait ou entendait dans le milieu des compagnons militants. Il a perçu l’interaction entre langue et pensée, entre langue et littérature. Un de ses projets en cours est d’ailleurs un roman rédigé en parallèle avec sa deuxième thèse sur les questions de la culture : « Il quasito è relativo al fatto che la cultura è frutto del linguaggio. » (Lettre 3)

La multitude des langues conceptualisée grâce à la théorie de Humboldt permet à Karechin d’élaborer un cheminement de la pensée correspondant à sa propre expérience. À partir de la reconnaissance de la diversité des langues et du rapport de dépendance langue-pensée, il propose le rapport homme-nation. Il explique son adhésion « tardive » (années quatre-vingt) à une cause déterminée, l’indépendance arménienne : « Io ho sempre militato nei movimenti extraparlamentari marxisti e anarchici » ; « Come tu sai, eravamo tutti legati fra noi : IRA, ETA, PKK, Palestinesi, Corsi, etc. » (Lettre 4, p. 10)

Il explique rétrospectivement que le choix d’une seule cause – la cause arménienne – était l’expression spontanée de sa quête d’identité qui arrivait enfin à son terme et des années plus tard, en prison, il prend conscience des raisons de son choix. La culture arménienne est profondément ancrée en lui, mais jusque-là enfouie, refoulée. Lors de son incarcération et en étudiant les langues, le langage, l’architecture, il peaufine la langue italienne pour mieux exprimer la reconstruction de son parcours générationnel de migrant. Les quatre lettres ressemblent, par leur schéma circulaire de retours et de rétrospectives, à une synthétisation de la longue recherche aboutissant à une seule conclusion possible dans son cas : le retour vers la terre des ancêtres. La thèse en architecture doit, selon son projet personnel, lui permettre de rejoindre la terre natale des aïeux. Ses idées de lutte sont toujours au cœur de son idéologie, mais réorganisées pour servir la cause en terre d’Arménie, désormais libérée. Dans chacune des lettres on retrouve ce retour hypothétique vers l’Arménie que Karechin n’avait jamais vue, projet probable dans un futur proche indéterminé… L’idée de reconstruction revient elle aussi, comme un autre leitmotiv, dans le récit de Karechin : « essere architetto, costruire » ; « ora per me l’obiettivo è vivere bene con i miei, in Armenie perché li vivro in pace e potro realizzare i miei desideri di architetto » (Lettre 4, p. 11).

Les travaux de Karechin, rédigés et en cours, comme le roman qu’il intitule Prima del pensiero, constituent une sorte de restitution écrite de sa vision (nouvelle) du monde : « Il mio romanzo è frutto di sintesi di esperienze sociali, collettive… spese per la rivoluzione sociale, il cambiamento… una tensione che ora si concentra nella volontà di trasmettere quelle sane aspirazioni equalitarie. » (Lettre 2, p. 5) Plus loin, il ajoute : « La parola (suoni) e la scrittura hanno strutturato il pensiero », et il revient à la théorie de Humboldt pour en exposer l’essence : « La lingua è una attività energheia organica, vivente e storica. » (Lettre 2, p. 7)

Le langage est le principe dynamique en perpétuel devenir, energeia. Cette philosophie romantique du langage inscrit la pensée de Humboldt d’abord, et de Karechin ensuite, dans le sillage de l’herméneutique qui s’est développée au début du xixe siècle en Allemagne et dont l’héritage est encore présent dans les sciences humaines. Le procédé de compréhension d’un texte qui est fait d’un mouvement spiralé de projections vers l’avenir (libération et Arménie) et de retours (autoanalyse, luttes du passé, langues) est au cœur de cette théorie d’interprétation[8]. Le présent exemple d’intertextualité métalinguistique reflète l’aboutissement de la pensée de Karechin, forgée en 17 ans de prison : l’indispensable retour à la langue des ancêtres et le choix final d’identité. Même s’il représente la troisième génération des rescapés du génocide en Arménie et que la terre arménienne lui est inconnue, c’est à travers tous les concepts et domaines étudiés – liberté, architecture, langues, linguistique – qu’il compte reprendre une lutte « constructive » pour défendre la liberté d’un peuple, le sien. L’architecture est le moyen de construire un projet fait d’un passé, d’une mémoire, d’une terre précis. Le rêve de construire « un borgo dallo stile neo-medievale armeno » (Lettre 4) est significatif, sachant que l’âge d’or de la Grande Arménie (ix-xie siècles) se situe justement au Moyen Âge, marqué par la paix relative et une vie culturelle particulièrement riche[9]. Sur les cendres de son peuple, exterminé en 1915, notre écrivant veut créer et transformer. Son passé révolutionnaire a mûri : « Tutto cio a mio avviso ha che fare con la formazione e trasformazione » (Lettre 4, p. 11). Après ce qu’il appelle « esperienza maturata in carcere con lo studio e la riflessione » (Lettre 1, p. 3), il se rend compte des erreurs du temps des révoltes, sans rien condamner : « L’errore che ho commesso è stato di valutare la consistenza delle lotte rivoluzionarie sociali al pari di quelle indipendentiste. » (Lettre 1, p. 2).

L’écrivant exprime son apaisement, ses convictions sont renforcées, il atteint des certitudes et pense les mettre en œuvre de manière constructive. Il a acquis la conscience linguistique du monde et l’on ne peut éviter de mentionner ici l’hypothèse de Sapir-Whorf partant elle aussi de l’idée humboldtienne. Whorf conclut notamment que le système du langage influence notre perception, notre expérience et notre comportement – le cas de Karechin en est un exemple. Selon l’idée fondamentale de Sapir, « le langage est un facteur actif dans la formation de notre vision du monde, qui par conséquent est différente selon le système de langage que nous utilisons »[10]. Sapir développe l’idée qui lie le langage à la réalité sociale : « Le monde réel est dans une grande mesure inconsciemment construit sur la base des habitudes linguistiques. »[11]

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’impossibilité de Karechin, en tant que porteur d’une autre culture refoulée, de fondre son bagage culturel arménien dans la culture italienne, qui restera à jamais celle d’accueil.

Après avoir évoqué les concepts fondamentaux du corpus, resituons-le dans son cadre sociolinguistique pour déceler les caractéristiques particulières de la lettre de prison. On y trouve bien la présence des trois ordres de réalité correspondant aux éléments indispensables à l’analyse linguistique du corpus en tant que production discursive[12] :

– la réalité socio-empirique de l’histoire réellement vécue (parcours biographique), le référent. Il est évident pour nous, mais c’est la parole de l’écrivant quarante ans après ses luttes qui nous intéresse ;

– la réalité psychique et sémantique constituée par ce que le sujet parlant sait et pense rétrospectivement de son parcours correspond, du point de vue purement linguistique, au signifié. Là encore, cette dimension nous intéresse dans la mesure où cette réalité est le sujet même de notre échange épistolaire avec l’écrivant : sa vision du monde ;

– la réalité discursive du récit lui-même tel que produit dans sa relation dialogique de notre échange épistolaire ou ce que le sujet veut dire de ce qu’il sait et pense de son parcours : le signifiant. Ce volet est essentiel car il démontre toute la construction de l’univers actuel de l’écrivant, où on trouve les caractéristiques à mettre en valeur dans notre approche.

Ces trois ordres de réalité entretiennent entre eux des relations de même type que celles identifiées par les linguistes entres le référent, le signifié et le signifiant.

Quant à la structure du corpus que l’on peut donc traiter comme récit de vie ou d’une tranche de vie, elle est basée sur un noyau central stable autour duquel l’écrivant développe sa « mise en intrigue » (selon Paul Ricoeur dans Temps et récit) des événements. La structure est bien diachronique : les événements se sont succédé dans le temps, il existe entre eux des relations avant/après.

Est-ce suffisant pour qualifier notre corpus de littéraire ?

C’est aussi un acte de communication littéraire et il conviendrait de se pencher sur un trait plus spécifique : le fait que l’émetteur semble se confondre avec le destinataire – c’est en cela que les lettres de prison s’approchent du journal intime. Le moi scripteur finit par prendre une place prépondérante en se livrant à une introspection du moi intime ; le destinataire n’est perçu que comme écoute privilégiée (fusion entre émetteur-destinataire ou disparition du destinataire). La lettre, par nature dialogale ou dialogique (c’est net dans la lettre d’émigration) se fait ici miroir narcissique et tourne au monologue, ce qui confirme la parenté de l’écrit épistolaire avec le journal intime. La lettre de prison est donc une forme d’expression du moi. Le code épistolaire respecté, l’auteur nous livre son moi profond mais aussi, d’une façon inconsciente (ce qui est la marque de la lettre de prison), vise la postérité. « Autobiographie morale fragmentée » (selon Fumaroli) réunissant plusieurs niveaux de lecture qui, si l’on pense au contexte de l’écriture (la prison), nous ramène vers l’idée de circularité qui s’opère à travers ce discours pour soi.

On pourrait encore repérer les nombreuses marques du lyrisme spécifique du texte qui prend la forme de l’expression des sentiments intimes – idéologiques (champ lexical politico-militant, nombreuses hyperboles, exclamations, jeux de mots). Une forme de libération à caractère émotionnel résultant de l’extériorisation d’affects refoulés dans le subconscient – n’est-ce pas la catharsis ? Elle est non seulement dans la forme de la libération, à travers l’écriture des lettres, mais aussi dans l’évolution de la pensée de notre auteur tout au long de son incarcération. C’est le genre de transformation vécue par Gramsci et contenue dans ses Quaderni, tandis que ses pensées politiques et sociales évoluent au fur et à mesure de l’écriture. Un continuel retour, la reprise, la recherche de clarté, la libération de la pensée. Notre auteur a réellement « fait le tour » de ses idées, est revenu plusieurs fois sur les questions pour les approfondir, confirmer ou dissiper les doutes, renforcer ses convictions et vivre cette forme de libération – telle est pour nous la concrétisation de l’idée de circularité. Enfin, le retour projeté dans l’avenir postcarcéral, projet de retour au point de départ, Arménie adorée et inconnue, pour « re-commencer », d’une manière transformée, évoluée, mature, sa lutte pour les libertés.

Ne peut-on dire, sur le discours épistolaire de prison, ce qui avait été justement remarqué pour l’ensemble de la littérature italienne d’exil, portant à jamais l’empreinte héritée de la culture italienne : « Il viaggio prototipo che sottende la cultura italiana è quello circolare o pendolare della commedia dantesca […] in quanto porta il poeta nell’aldilà e poi lo riporta a casa nella sua odiata-amata Firenze »[13] ?


[1] Catherine Popczyk, Présence italienne en Seine-Maritime, 1900-1938, thèse sous la direction de Jean-Charles Vegliante, Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, 2003.

[2] Jean-Charles Vegliante, « Parole (e silenzi) degli immigrati », Italia in esiglio, Rome, Paris, CEDEI, 1993, p. 548.

[3] Antonio Gramsci, Lettres de prison, 1926-1934, Paris, Gallimard, 1978-1996 (Quaderni di carcere, Turin, Einaudi, 1975) ; Silvio Pellico, Mes prisons (Le mie prigioni, vers 1833), en ligne : http://www.biblisem.net/narratio/pellicmp.htm [site consulté le 9 octobre 2009].

[4] Pour des raisons évidentes de confidentialité, nous ne mentionnons ici que le prénom de l’auteur.

[5] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 2007 [1977], p. 61.

[6] Umberto Eco, La structure absente, Paris, Mercure de France, 1984, p. 407. Si le sémioticien parle du décalage code-message et du risque de perdre l’objectivité de recherche en s’appuyant sur ce décalage, il n’en constate pas moins l’existence.

[7] Gramsci qui, dans ses Lettres de prison (op. cit.), a construit sa pensée politique, ou Pellico (Mes prisons, op. cit.) qui y a approfondi sa religion.

[8] Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1995, p. 22.

[9] Claire Mouradian, L’Arménie, Paris, PUF, 1995. Des littératures mystiques et historiques, des réalisations architecturales exceptionnelles ont marqué la brève époque de la Grande Arménie.

[10] D’après Adam Schaff, Introduction à la sémantique, Paris, Anthropos, 1968, p. 316-318. Plus généralement, le principe du relativisme linguistique affirme que les gens perçoivent la réalité selon les catégories de pensée que le langage leur impose.

[11] Edward Sapir, Culture, Language and Personality, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1959, p. 68.

[12] Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1999.

[13] A. Principe, « Da Cabotia : pancakes e vino », La letteratura dell’emigrazione. Gli scrittori di lingua italiana nel mondo, J. J. Marchand éd., Turin, Fondazione Agnelli, 1991, p. 505.


Citer cet article :

Catherine Popczyk, « Mémoire des lettres, écrire pour la mémoire. Une approche sociolinguistique de témoignages et d’écrits intimes sur les « années de plomb » en Italie », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article68