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Lo spasimo di Palermo

Claude Ambroise

Résumé

Si procederà ad una analisi classica di questo romanzo di dieci anni fa, che si riferisce direttamente alla tematica affrontata dal presente convegno. Ma la scrittura, proprio la scrittura, per Consolo, non risulta dalla scoperta o dalla partecipazione ad una realtà immediata, non è un dato occasionale ; l’autore del testo è un professionista, con alle spalle un’opera passata che è la riflessione letteraria, e addirittura linguistca, su una certa condizione soggettiva e non ( storica e metafisica ). L’Italia e il dato contingente di essere un italiano la cui vita è come tesa tra la Sicilia e Milano, costituiscono l’ esperienza che viene rappresentata in questo libro. ( Consolo, che tuttora vive a Milano, è nato nel 1933 a Sant’Agata di Militello).
Scrive Giovanni Moro : “... a proposito degli anni Settanta abbiamo un linguaggio difettoso, fatto di parole ed espressioni che per lo più mancano di una sintassi che le connetta e le doti di significato.” [1] Che senso ha, allora, l’opera di Consolo ?

Texte intégral

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Il y a trois ans, en marge du colloque autour de la différence, j’avais donné à Alain Sarrabayrouse un texte sur Il ritratto dell’ignoto marinaio, publié par la suite dans les Cahiers d’études italiennes (Images littéraires de la société contemporaine [3], n° 7, 2008) sous le titre « Le portrait et la catastrophe ». Le thème Littérature et temps des révoltes (1967-1980) m’incite à réfléchir sur une autre œuvre de Vincenzo Consolo : Lo spasimo di Palermo. Le libellé de l’appel à communication, à partir du moment où j’entendais y répondre par une intervention relative à ce roman, me suggérait une approche qui ne s’opposait pas à la ligne dominante de la critique consolienne[1], mais qui, nécessairement, aurait une finalité propre. Il ritratto dell’ignoto marinaio était sorti en 1976, et Lo spasimo di Palermo date de 1998. Ce dernier ouvrage véhicule implicitement un propos sur gli anni settanta du siècle dernier, tandis que l’ignoto marinaio visait apparemment la période de la fondation de l’État national au xixe siècle. Entre les deux textes, Consolo a continué à écrire, après également ; il est intervenu – il intervient – dans le débat italien, on le glose.

Remarque qui ne concerne pas uniquement l’œuvre de Consolo, car il s’agit d’une constante qui, elle, appartient à l’histoire, ou mieux, à la réflexion plus ou moins manifeste de romanciers italiens sur l’histoire de leur pays, c’est-à-dire leur histoire à eux, intellectuels produits par elle : plusieurs auteurs du xixe et du xxe siècle sont hantés par un malaise relatif à cette histoire, à ce qu’elle a fait et continue à faire d’eux, à savoir des Italiens, tels qu’ils sont, au regard de l’histoire précisément. On discerne ce problème général quant à la période allant de l’Unità au lendemain de la première guerre mondiale, dans la thèse d’Isabelle Payet (2008)[2]. Mais s’agissant ici de ce roman de Consolo, je tenterai d’exposer et de situer la configuration encore actuelle d’une approche subjective et critique radicale dont l’Italie se trouve être l’objet. Cela chez un auteur italien contemporain né en Sicile en 1933, dont le livre ici considéré ne date que d’une dizaine d’années.

C’est bien d’un texte littéraire, et non pas d’histoire ou de sociologie, qu’il s’agit ici. Subjectif signifie qu’on a affaire au discours d’un sujet et que Lo spasimo di Palermo n’est pas la figure que prend à un certain moment un thème littéraire, mais la tentative d’un écrivain pour penser et exprimer un temps, une situation. Je veux dire, pour faire œuvre d’écrivain dans sa contingence. C’est cela qui m’intéresse : non pas lui, Vincenzo Consolo, mais ce qu’il écrit, Lo spasimo di Palermo, par exemple[3].

Le roman de Consolo se lit à travers des espaces-temps – la Sicile, Paris, Milan, voire la Méditerranée –, chacun ayant ses strates qui interfèrent ; en interrogeant la relation au père et à l’angoisse du parricide, côté père et côté fils ; en questionnant l’histoire des générations à travers fragments et allusions, sans perdre de vue qu’une génération s’emboîte, malgré elle et dans la réciprocité, dans celle qui la précède et dans celle qui la suit ; qu’une génération est toujours une interrogation pour l’autre. Dans ces pages, la génération en question est celle de Gioacchino Martinez, cet écrivain qui a jeté l’éponge et qui, d’une certaine façon, me tend quand même son livre tout en s’en défendant formellement : je le lis en pensant que sa génération, c’est la génération de Consolo et que, entre parenthèses, c’est aussi la mienne, bien que je ne sois pas Sicilien – mais je m’intéresse aux textes des écrivains italiens de notre temps[4]. Et puis il y a la génération d’après.

Ce Gioacchino Martinez, que dans l’enfance on appelait Jachino, Chino, est celui auquel tout est accroché dans l’habile construction littéraire où il, à la fois, n’est pas et est je, son texte me déplaçant en ses dédales, dont l’article de Maria De Paulis-D’Alembert fournirait, en somme, le petit guide narratologique[5]. Le référentiel, l’imaginaire, l’hallucination et l’écriture se croisent pour former le texte consolien.

Il y a un trou pour le personnage : c’est la relation au fils, car cet écrivain renégat est aussi un père (et un mari). Au début du texte, l’espace du fils – de Mauro – est identifiable avec le Paris de l’émigration italienne après les années de révolte, si l’on adopte le libellé de notre colloque. Paris est le lieu et le temps de ces Italiens qui ont jadis été jeunes, qui se sont d’une certaine façon, par la suite, installés et reconvertis dans la Babylone des bords de Seine, par exemple dans les activités de la librairie La porte d’Ishtar. Vers la fin du récit, on apprend même que Mauro a été embauché par une université parisienne. Le père a pénétré pour un bref séjour dans cet espace-temps, et c’est à travers son regard de non-participant (d’aliéné ?) qu’on le perçoit.

Il est venu voir son fils exilé, et ce n’est pas la première fois. L’espace devient donc celui de la visite au fils : l’hôtel La dixième muse, deux repas, l’un au restaurant Les philosophes, à côté de la librairie et l’autre, avant le départ, à la gare. Mais le dialogue entre le père et le fils n’advient pas. Plus qu’un non-dit, c’est une impossibilité à dire qui se répète, qui gangrène leur rapport. Les signes de l’écriture[6] marquent l’absence de communication : une coupure entre deux êtres. Pourtant, l’affection est présente dans un formalisme familial vrai : un collier qu’aimait porter la mère donné à la ragazza du fils, l’adieu entre les deux hommes sur le quai de la gare. Reste que l’un face à l’autre, ils sont noués : une béance. Dans les dernières pages du livre, le père entreprend d’écrire au fils. Cette ultime tentative, depuis la Sicile, sera brisée par l’attentat mafieux final. Le livre en son entier apparaîtra comme une lettre au fils en même temps qu’une lettre à soi-même ; et elle reste en souffrance. Le père ne peut imaginer le choix du fils que comme un choix contre lui-même. C’est ce que vit le fils, lui aussi sans doute, derrière le masque de la distanciation ironique.

Paris – un autre Paris, sans le fils celui-là –, pendant le bref séjour, devient aussi un espace-temps du père, avec sa lecture à lui des rues, des immeubles, des gens qui s’y pressent et y déambulent ; avec des réminiscences et des rêveries maghrébines ; des angoisses hallucinatoires obsessionnelles également. À Paris, Gioacchino a profité de son séjour pour aller voir la suite et fin de Judex, le film à épisodes de Feuillade dont, en Sicile, à la fin de son enfance, au patronage, il avait commencé à regarder la série ; l’arrivée de la guerre – le bombardement, avec des morts – en avait stoppé la projection. La cassure est symboliquement fondamentale : le film interrompu, la fin de l’enfance, le traumatisme de la guerre, même si cela n’arrive pas d’un coup et s’articule en moments d’existence, fondent le personnage.

Le film de Feuillade en partie visionné à Paris, ici à l’intérieur d’une fiction, est à rapprocher d’un texte de Sciascia[7] où celui-ci narrait comment, au cours d’un séjour parisien, il a revu à la Cinémathèque – parce qu’il l’avait vu au cinéma de Racalmuto dans les années trente et voulait le revoir – Feu Matthias Pascal, le film de Marcel L’Herbier tiré de Il fu Mattia Pascal de Pirandello, avec dans le rôle principal Ivan Mosjoukine. Mattia Pascal/Judex : le mythe de l’écrivain contre celui, ambivalent, du justicier. Quand commence Lo spasimo di Palermo, à Paris, le père, qui est établi à Milan depuis des années, s’apprête aussi à revenir définitivement en Sicile : les derniers chapitres seront consacrés à la narration du come back, la page finale décrivant un attentat contre l’homologue de Judex, un magistrat qui voulait la justice[8].

Dans sa lettre interrompue au fils, le père écrit, après avoir esquissé une genèse européenne de la figure du Justicier :

In questo Paese invece [il s’agit, bien sûr, de l’Italie], in quest’accozzaglia di famiglie, questo materno confessionale d’assolvenza, dove lo stato è occupato da cosche o segrete sette di Dévorants, da tenebrosi e onnipotenti Ferragus o Cagliostro, dove tutti ci impegniamo, governanti e cittadini, ad eludere le leggi, a delinquere, il giudice che applica le leggi ci appare come un Judex, un giustiziere insopportabile, da escludere, rimuovere. O da uccidere.

C’est bien ce qui se produit : dans la dernière page du livre, le justicier est assassiné, le marchand de fleurs à la sauvette et Martinez lui-même – le personnage/auteur – sont happés par cet assassinat. Le lecteur repense éventuellement au mythe de l’écrivain : Mattia Pascal se devait d’assumer le suicide ; pour écrire – on vit ou on écrit –, il faut disparaître soi-même afin de devenir un et cent mille. Celui qui écrit fait l’expérience de cette condition ; du moins est-ce ainsi que Sciascia voit le roman de Pirandello dans lequel il trouve son propre mythe personnel[9]. Que signifie alors, comme Martinez, avoir renoncé à écrire et finir en tant que personnage avec le justicier ? Probablement, que le romancier n’occupe pas la place de Judex, même si cette image, voire cette réalité, ont pu le fasciner[10] ; ou encore, que son propre texte ne constitue pas un substitut de soi auquel s’identifier[11].

Consolo, avec Lo spasimo di Palermo, a proposé l’expérience de l’exil, comme celui-ci pouvait être dit dans la dernière décennie du Novecento dans le contexte de l’Italie. Car l’exil est, et a été, l’expérience des Italiens. Tel est le sens que je donne à ce texte dans la présente communication, tout en étant conscient que cette lecture est appauvrissante[12]. À Milan, Mauro et ses amis, qui se sentent menacés, tentent de se sauver et, pris par la police, ils finissent en prison ; libérés dans l’attente d’un procès, ils passent en France[13] Leur sort est emblématique parce qu’un certain nombre de ressortissants italiens, plus ou moins compromis dans des affaires politiques, objets de poursuites judiciaires, ont trouvé naguère et aujourd’hui asile en France. Mais, résidant également dans son pays, l’expérience typique de l’Italien peut avoir été, justement, l’exil. À aucun moment, Mauro et son amie Daniela n’apparaissent comme ayant choisi la lutte armée. Certes, il s’agit de ce qui a été avoué à un père : « Cos’hai fatto, Mauro ? », demande celui-ci, et le fils répond : « Nulla. Nulla d’illegale. »[14] La conviction de Martinez, c’est que son fils et son amie ont seulement pratiqué une sorte de charité chrétienne spontanée à l’égard de tous ceux que, dans le monde, notre société rejette : « Finché non venne ogni cosa loro sequestrata dai capi, gli strateghi forsennati che avevano deciso di passare alla lotta con le armi. »

Le fils a donc fini en exil. Mais l’écrivain Consolo évite l’écueil pathétique et vain d’un personnage ayant fait le choix du parti armé. Ce qui l’intéresse, c’est autre chose, à savoir une phénoménologie de l’exil (non pas une description). Je suis confronté à l’expérience de l’exil, je deviens un exilé. Cela est vrai pour Mauro, son cas le dit sans équivoque, c’est ce à quoi aboutit le temps des révoltes. La révolte conduit à l’exil, qui s’impose à la conscience autant qu’à la pratique. Et Mauro, à Paris, tient bon.

L’exil constitue également l’expérience du père à la première personne, l’expérience d’une vie. Dans la lettre interrompue, celui-ci écrit, dès la seconde phrase : « Ora più che mai, lontani come siamo, ridotti in due diversi esili [c’est moi qui souligne], il tuo forzato e il mio volontario in questa città infernale, in questa casa... » En un sens, l’exil, quelles que soient les latitudes et les époques, n’est jamais volontaire : je suis toujours contraint à l’exil, même lorsqu’il s’agit d’une contrainte intérieure. La figure de Kundera, que gravent quelques lignes assez fortes de Lo spasimo di Palermo est, par ailleurs, symbolique : « Écrivain français d’origine tchèque (Brno, 1929) », dit de lui un dictionnaire des noms propres, le Boemo appartient à la même génération que Consolo, et ce dernier fait bien voir, tout au long de son livre, qu’on est forcé à l’exil, condamné. Le bilan de la vie de Martinez (son nom, linguistiquement, renvoie à l’Espagne – quel est l’Européen qui n’a jamais cotoyé un exilé espagnol ?) est celle d’un homme contraint à s’exiler par la mafia, qui le chasse de sa maison et fait qu’il quitte la Sicile ; on l’a déraciné. Au-delà de l’illusion à la Vittorini, à Milan il comprendra, quand il décide de quitter cette ville, qu’il y a vécu en exil. Dans une prise de conscience pasolinienne, l’exil s’impose à partir d’un monde qui se dérobe en se métamorphosant, qui fait du sujet un être qui n’a plus de chez lui, qui, au lieu d’une relation avec ce qui l’entoure, éprouve la faille. Partout. Telle est la véritable aliénation objective : je n’arrive plus à être chez moi nulle part, pour un Sicilien, pas même en Sicile.

L’exil est, avec brutalité, la façon dont un homme fait l’expérience d’une condition possible. Jachino passe de l’enfance à l’adolescence quand la guerre atteint la Sicile : une escouade allemande recherche un déserteur, que le père a caché ; le déserteur, le père et sa maîtresse syracusaine, un paysan seront fusillés ; Jachino et Lucia, la fille de la Siracusana et de son ruffian de mari, échappent au massacre mais, comme on dit, resteront marqués pour la vie. Le premier chapitre, où est narré le traumatisme, s’achève sur cette phrase : « L’esilio è nella perdita, l’assenza, in noi l’oblio, la cieca indifferenza. » Cinquante ans après, dans la lettre au fils, cet aveu :

Tu sai dello sfollamento per la guerra a Rassalèmi, del marabutto, dell’atroce fine di mio padre, della madre di tua madre [la Siracusana, la mère de Lucia], del contadino e del polacco [le déserteur]. Non sono mai riuscito a ricordare, o non ho voluto, se sono stato io a rivelare a quei massacratori, a quei tedeschi spietati il luogo dove era stato appena condotto il disertore[15].

Martinez est devenu un écrivain, le traumatisme est un indicateur de la névrose consubstantielle à son être ; il est même en proie à des hallucinations (à Paris, presque dès son arrivée). La réalité même est hallicinatoire. À un certain moment, alors qu’à Milan il marche dans la rue, dans le quartier qui fut celui de Porta, il se retrouve, encore une fois, frappé d’une hallucination persécutrice. Celle-ci le renvoie à un épisode de sa vie, qui reste énigmatique, qui a à voir avec la fin de Lucia, son épouse, et qui est comme le début d’une débandade intérieure : la conférence de Borges (el hacedor), à la Statale (l’université), à laquelle il a assisté et qui pourrait avoir été pour lui l’expérience de la fin de la littérature, de la fonction existentielle qu’elle revêtait dans sa vie : « [...] vedere, sentire Borges : ieratico, ispirato, il poeta (el hacedor ?) diceva come sempre dei sogni, degli incubi, degli specchi, dei labirinti... e fu l’incubo sì, lo specchio che s’infransse, il buio labirinto in cui si perse » (p. 80).

Qui est Borges ? Un surmoi écrasant, un père et/ou l’imposture de la littérature ? « Rapida si presentò, unita come sempre al suo rimorso, emblema fisso d’ogni astrazione, latitanza, la sagoma bianca del fantastico bibliotecario, del cieco poeta bonaerense ch’era andato quella volta ad ascoltare nell’affollato anfiteatro. » Un flash (p. 54) pour éclairer une phrase du fils et la réaction retenue du père ?

La littérature est-elle un délire, un analogon de la folie, ou bien ce qui permet d’y échapper ? Lucia, l’épouse de Jachino, elle, sombre dans la folie. Son histoire est un exil de la raison au sens strict. Martinez pense que l’Histoire dans sa contingence – ce qui advenait – l’a conduite à l’issue fatale de la folie, et qu’il est pour quelque chose dans sa mort. Dans Lo spasimo di Palermo, la démence n’est pas que le destin d’un personnage, c’est bien une dimension de l’existence, une donnée ontologique. L’exil de la raison est aussi ce qui sépare Consolo d’autres écrivains, de Sciascia, qui n’aurait voulu, initialement, ne voir que l’éclipse sicilienne de celle-ci. À l’opposé de Vittorini, ou comme Vittorini, Martinez à Milan a vécu l’exil de la ragione civile.

Car l’exil est la clef de lecture la plus immédiate de l’aliénation dans ses sens multiples : la folie, le nouveau paysage urbain, l’ailleurs que chez soi, parce qu’il n’y a plus de chez soi, que, comme déjà Sciascia l’avait noté, je m’identifie à des images de hasard dans la caverne. Et puis Martinez est un écrivain aphasique. Le Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey informe que l’aphasie (bel article sur le sujet, signé Élise Marrou) est d’abord, dans la culture de la Grèce antique, « une incapacité à parler sous l’effet d’une émotion forte ou d’un embarras intellectuel » ; et encore, chez les pyrrhoniens, le « point d’aboutissement d’un processus de renoncement à dire l’indétermination des choses, renoncement qui débouche tout naturellement sur le silence ». Le héros de Consolo n’écrit plus. Exil, folie, aliénation, aphasie, en dernière analyse la mort, par rapport à laquelle situer l’exil absolu.

Dans Lo spasimo di Palermo est cernée, sous différents aspects, la situation du sujet qui, dramatiquement, ne coincide plus avec lui-même, avec un lieu qu’il reconnaîtrait comme sien. L’identité fondatrice est peut-être l’identité au lieu, l’existence de cette relation, dont le texte consolien montre la destruction Le tissu textuel lui-même est morcelé ; on n’y narre pas une histoire ; si c’était une chronique, on pointerait les manques, mais justement, la chronique et l’ordre du monde qu’elle impliquerait ne sont pas possibles, et l’écriture capte une vaine coincidence, parce que la condition humaine s’identifie à ce malaise, qui est souffrance du sujet[16].

« Tuttavia ci si accorge, a intervista conclusa, che si è accennato un ritratto, in forma di catalogo, dove la malinconia e quella forma salvifica della memoria che è la letteratura fanno dello scrittore, ovunque e dovunque, un esiliato irriducibile, perfettamente a proprio agio solo nell’esilio della scrittura », écrit Roberto Andò[17] dans l’introduction à une interview ciblée contenue dans le numéro de Nuove Effemeridi de 1995 (I, n° 29) consacré à Consolo. Cela tendrait à signifier qu’on peut contraindre le sujet humain à l’exil, qu’en un sens l’écrivain y est intérieurement acculé lui aussi, mais qu’il s’agit d’un exil triomphant. Si Martinez a renoncé, Consolo continue à écrire et peut nous dire quelque chose en évoquant la figure d’un renonciateur dont lui-même serait le renonciataire[18].

Je sortirai de la littérature pour remarquer, au-delà des exilés parisiens, que le mécanisme politique en Italie, je veux dire la structure de la lutte politique, a fait que le procès hypocritement nommé Mani pulite a abouti à l’exil (la condamnation déguisée à l’exil) d’un homme politique comme Bettino Craxi, et ce, quelques années à peine après la mise à mort publique d’Aldo Moro considéré comme l’homme politique numéro un[19].

Giovanni Moro est le fils d’Aldo Moro. Il est l’auteur d’un petit livre, paru en 2007 chez Einaudi, intitulé Anni Settanta. Il y a difficulté, évidemment, dans un essai socio-politique, à se dégager du rapport existentiel père-fils. Est-ce pour cette raison que je lis ensemble Lo spasimo di Palermo et Anni Settanta ? Pour cette inversion spéculaire ? Dans ce dernier livre, le chapitre iv, consacré aux récits relatifs à la vie et à la mort du leader démocrate-chrétien, s’intitule « Fantasmi » et il montre, en quatre sous-chapitres, l’inanité du dualisme dietrologia/revisionismo, ce qu’il y a d’intéressé dans la décontextualisation de la figure du personnage public en cause, l’importance du concept de non-décision comme clef de lecture des cinquanta giorni, la mauvaise foi que recèle l’opposition entre la verità repubblicana et le familismo amorale. Car le problème, en vue d’une prise de décision, maintenant, serait la dialectique verità/giustizia, alors que c’est bien cela que certains souhaitent étouffer.

Anni Settanta, dès le chapitre i intitulé « Patologia del ricordo », implique une position par rapport à laquelle je situerai Lo spasimo di Palermo. Soit ce paragraphe, p. 22-23 :

Tutto ciò, mi sembra, è legato a un vero e proprio paradosso della memoria della decade. Esso consiste nel fatto che tanto più questo periodo è importante per le nostre vite di oggi, tanto meno si riesce a comprenderlo e, per così dire, a dominarlo sia in termini intellettuali che emotivi.

La réflexion de Giovanni Moro se situe plus d’un quart de siècle après la décade qui a vu, entre autres épisodes de violence extrême non élucidés, l’assassinat de son père. Il pose le problème en termes de mémoire, plus historique que subjective, mais, pour autant, non moins requise pour le bien de la société italienne. Il s’agit d’identité collective. Mais cette approche, mise en parallèle avec celle qui apparaissait dans le texte de Consolo, s’en distingue nettement, s’inscrit même dans une direction opposée : Lo spasimo di Palermo ne suggérait en aucun cas une image de domination de la période, ni intellectuellement ni affectivement ; surtout, il ne s’agissait pas d’une décade limitée, mais du tissu d’une histoire allant de la fin de la seconde guerre mondiale aux années quatre-vingt-dix, même s’il y a contestation et radicalisation avec l’apparition d’une nouvelle génération, qui est celle du fils. Cette perspective exige une interrogation sur l’ensemble des années où s’est forgé l’exil des Martinez père et fils, ainsi que d’autres. On pourrait rouvrir le débat sur Aldo Moro lui-même, sur son parti, pour lequel Giovanni Moro assure n’avoir jamais voté. Nous sommes tous des parricides, en conclurait peut-être Consolo, et pas seulement par rapport à la littérature...

Le texte de Anni Settanta poursuit immédiatement à la suite :

Volendo usare un’altra metafora per rendere più chiaro il problema che abbiamo di fronte come collettività, mi verrebbe da dire che a proposito degli anni Settanta abbiamo un linguaggio difettoso, fatto di parole ed espressioni che per lo più mancano di una sintassi che le connetta e le doti di significato. Costruire una sintassi del decennio mi sembra quindi il compito a cui, come Paese, non abbiamo ancora atteso.

Je prends la métaphore à la lettre et je regagne la littérature : langage, mots, expressions, syntaxe, sens... C’est cela, le livre de Consolo, mais il est radicalement différent de ce qu’espérerait Giovanni Moro.


[1] Il s’agit essentiellement de deux livres assez épais : l’un, collectif et en langue française, Vincenzo Consolo. Éthique et écriture, D. Budor éd., Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2007 ; l’autre, individuel, en italien, de Salvo Puglisi : Soli andavamo per la rovina. Saggio sulla scrittura di Vincenzo Consolo, Rome, Bonanno Editore, 2008.

[2] Isabelle Payet, « Fratelli d’Italia : l’échec d’une métaphore. Aspects de la fratrie dans quelques grands romans italiens écrits et publiés entre l’unité italienne et le début du fascisme ». Thèse soutenue le 1er décembre 2008 à l’université de Grenoble 3 (dir. C. Ambroise).

[3] Les rapports humains sont une chose, ainsi qu’une certaine admiration pour l’écrivain. L’effort critique s’en nourrit et s’en dégage pour trouver un sens. La jactance idéologique et culturelle existe dans la société : méprisable.

[4] Le roman ne cesse d’écrire le rapport d’un sujet à l’espace sicilien. Paris, Milan, c’est toujours la Sicile qui revient, tout lieu du monde est enfermé dans cet espace réel et mythique, car les mots pour dire une vie, sa propre vie – de personnage et/ou d’auteur – sont ceux qui, d’un sujet, ont fait un Sicilien. Du moins les choses peuvent-elles s’ordonner selon cette hypothèse par rapport aux textes des écrivains, de Verga à Sciascia et Consolo. De manière polémique, faut-il dire que le mythe du Risorgimento et de l’Unità ont fait de tout Sicilien un exilé de l’intérieur ou un condamné à l’émigration ?

[5] « Mémoire individuelle, mémoire de l’histoire. Le palimpseste narratif de Lo spasimo di Palermo », dans Vincenzo Consolo. Éthique et écriture, op. cit., p. 63-90.

[6] Par exemple, page 35, cette sous-conversation entre le père et le fils : « (Sempre uguale la tua ironia, costante il tuo rifiuto d’ogni incrinatura, cedimento) / (Il tuo lamento, il tuo bisogno di aggrapparti) / (Ti sei nutrito d’astrazioni, dottrine generali, ed ostinato credi ancora possano salvare) / (Le parole con cui ti mascheri e nascondi sono solo una pazzia recitata, un teatro dell’inganno) ».

[7] Cela n’a pas échappé à Giuseppe Traina dans Vincenzo Consolo, Fiesole, Cadmo, 2001.

[8] Consolo reprend la narration de l’assassinat de Borsellino en 1992, qui avait été précédé par celui de Falcone.

[9] C’est ainsi que je comprends Il volto sulla maschera : celui qui écrit assume métaphoriquement son propre suicide et imagine des personnages ; il est semblable au comédien (Mosjoukine) dont l’identité devient la succession de ses interprétations, à savoir un volto sulla maschera.

[10] Quand Daniela, la compagne du fils, s’enquiert auprè de Martinez de l’effet que lui a fait la suite et fin du film de Feuillade, celui-ci déclare : « S’è rotto un incanto. Congiungere il brusco taglio d’allora con quel che viene appresso è stato, sì, uno sbaglio. Dovevo tenermelo com’era, sospeso nel ricordo, chiuso nell’infantile sogno. »

[11] Le trend narratif reste celui de « la dissoluzione dell’unità idealistica del soggetto », pour reprendre une expression que Cristina Terrile a exploitée, notamment à propos de La Capria.

[12] Mais le domaine de l’exil, dans l’œuvre de Consolo, n’est pas épuisé avec le seul Spasimo di Palermo.

[13] La période 1967-1980 a aussi son côté français : je ne fais pas allusion à des analogies et à des différences entre ce qui s’est passé dans les deux pays ; je vise le fait que ce qui advenait en Italie avait en France une sorte de base arrière. 25 ans après, à quel point en est la recherche universitaire, en France, sur la question ?

[14] Le dialogue se poursuit (p. 84). Le père reprend : « E perché scappi ? Devi dire, spiegare. » / « A chi, a questo Stato ? Ora per ogni antica adesione, i più colpevoli, che denunziano verità e menzogna, sciorinano nomi a loro convenienza. Tu lo sai, ci siamo distaccati, Daniela ed io, appena tutto si stravolse, divenne assurdo, criminale. » / « Io ti credo, Mauro, devo crederti. »

[15] Le paragraphe s’achève ainsi : « Sono certo ch’io credevo d’odiare in quel momento mio padre, per la sua autorità, il suo essere uomo adulto con bisogni e con diritti dai quali ero escluso, e ne soffrivo, come tutti i fanciulli che cominciano a sentire nel padre l’avversario. »

[16] « Spasimu, s. m. Dolore intenso. Spasimo. » Giovanni Cavallaro, Dizionario siciliano-italiano, Rome, Bonanno Editore, 1964. En ancien français, exil a eu le sens de « détresse, malheur, tourment » et de « ruine, destruction », ce qui a fait évoquer le latin excidium, dérivé de exscindere, « briser, détruire, anéantir » ; voir Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey éd., Paris, Le Robert, 2006.

[17] Le roman de Roberto Andò, Diario senza date o della delazione (Palerme, Gea Schirò, 2008), qui a pour objet Palerme, a sa place du côté de Consolo, du côté d’une certaine idée de la littérature (et de la photograhie), vivante chez des Siciliens.

[18] Ne plus écrire revient-il à succomber à l’instance culpabilisatrice que représente, par ailleurs, le fils ? Pour un fils, le père est toujours coupable, quoi qu’il fasse, puisqu’il est le père ; l’écriture, c’est un déplacement du désir : j’aspire à tuer le père. Le parricide, dans l’œuvre de Consolo – pas seulement dans Lo spasimo di Palermo –, est à creuser avec un point de vue critique. Son lien avec l’exil est évident, et à analyser.

[19] L’interprétation que donne Sciascia de la mort de Moro convient à ce type d’analyse. Évidemment, L’affaire Moro ne constitue pas le dernier mot d’une ténébreuse affaire. Mais qui a fait mieux ? Miguel Gotor dans son édition des Lettere dalla prigionia d’Aldo Moro (Milan, Einaudi, 2008) ?


Citer cet article :

Claude Ambroise, « Lo spasimo di Palermo », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article158