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Calvino et l’utopie, de Fourier aux Villes invisibles : pour une réflexion sur les fonctions de la littérature

Marie Fabre

Résumé

Les années 68 se sont caractérisées en littérature par une redécouverte de l’utopie en tant que genre littéraire, et ce principalement à travers la relecture de Fourier, comme en témoignent en France les travaux de Barthes, Butor, ou encore Klossowski. Calvino, présent à Paris dans ces années-là, a fait sienne cette relecture et les problématiques qu’elle comporte en publiant chez Einaudi en 1971 une anthologie critique des textes de Fourier, puis en écrivant une série d’articles sur l’utopiste. Notre intervention aura pour objet de saisir les enjeux de ce travail, qui semble fonctionner pour Calvino comme une mise à l’épreuve de la définition de la littérature qu’il cherchait à donner pour ce moment historique précis. Par définition de la littérature, nous entendons définition de sa fonction propre, de son rapport au monde et de son utilité pour l’individu et la société. L’utopie constituait en effet un domaine privilégié en tant que frontière entre littérature et histoire, esthétique et politique : si Calvino, comme Barthes, pense avant tout l’œuvre de Fourier comme texte littéraire, comme écriture, tournant ainsi le dos à toute tentation de réaliser concrètement l’utopie sociale, cela ne signifie pas que l’on nie à la littérature toute utilité – son rapport au monde est à la fois critique, réactif et imaginatif. Le fait que cette lecture n’ait été pour Calvino qu’un passage, l’occasion d’une vérification quant à ses hypothèses sur la littérature, son dernier article sur Fourier, ainsi que son livre Les villes invisibles, nous le démontrent. Il nous reste à comprendre les raisons de ce « commiato » que Calvino adresse à Fourier dans l’article du même nom avant de passer à la théorisation incomplète de « l’utopia pulviscolare » et à sa mise en œuvre dans les Villes invisibles, mais aussi ce qu’il reste du travail sur l’utopiste dans ce dernier livre, et qui aura nourri durablement la poétique calvinienne.

Texte intégral

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Italo Calvino a vu mai 1968 en observateur plutôt bienveillant, mais sans jamais prendre part aux événements de quelque manière que ce soit. L’enthousiasme que l’on décèle dans sa correspondance au moment des événements de mai s’efface vite pour laisser place à la vision plus distanciée d’un intellectuel pour qui adhérer pleinement à un mouvement quel qu’il soit était devenu problématique. En 1968, Calvino est en effet déjà plongé dans sa retraite parisienne, qu’il dit vivre en asocial, loin de l’action politique aussi bien française qu’italienne. Misanthropie à laquelle on ne doit croire que modérément, car son observatoire parisien était un endroit privilégié pour se mettre en contact avec l’effervescence du milieu intellectuel français, et par ailleurs Calvino n’avait jamais cessé, au moins en esprit, de s’inscrire dans le débat culturel italien.

À partir de 1968, le thème de l’utopie est remis au goût du jour, notamment en France à travers une réhabilitation de Charles Fourier, dont on publie cette année-là les œuvres complètes. Les précurseurs de cette réhabilitation avaient été André Breton et Raymond Queneau, mais l’année 1970 voit paraître des travaux de Roland Barthes, Pierre Klossowski, Maurice Blanchot ou encore Michel Butor. Si les thématiques de l’utopie et même de la ville, qu’on verra réapparaître plus tard dans les Città invisibili[1], avaient déjà fait brièvement leur apparition dans l’œuvre de Calvino, on peut penser qu’à ce moment-là elles ont trouvé assez de résonance sociale et culturelle pour que l’écrivain ait désiré s’insérer dans le débat qui était en train d’avoir lieu. L’intérêt de Calvino pour Fourier, qui aura comme aboutissement l’anthologie critique publiée chez Einaudi en 1971, est donc dans l’air du temps ; cela dit, Calvino lui donne une importance toute particulière puisqu’il n’élimine de son recueil d’écrits théoriques, Una pietra sopra, aucun des trois articles qu’il a consacrés à l’utopiste et qu’il en parle comme de sa contribution personnelle à mai 1968[2]. Cette contribution, notons-le, est d’ailleurs une contribution polémique, en réaction à ce que lui-même appelle l’esprit spontanéiste du mouvement. Calvino veut en effet affirmer à travers l’exemple de Fourier que le moment antirépressif et la création d’une société libérée de l’aliénation ne peuvent se passer d’un calcul rigoureux et rationnel.

Mais le travail sur Fourier ne cherche pas uniquement à établir un rapport et une participation indirects avec 1968 : la référence à l’utopiste fonctionne en fait pendant les années 1968-1971 comme une sorte de test, une mise à l’épreuve de la définition de la littérature qu’il cherchait à donner pour ce moment historique précis. L’utopie constituait en effet un domaine privilégié en tant que frontière entre littérature et histoire, esthétique et politique : si Calvino, comme Barthes, pense avant tout l’œuvre de Fourier comme texte littéraire, comme écriture, tournant ainsi le dos à toute tentation de réaliser concrètement l’utopie sociale, cela ne signifie pas que l’on nie à la littérature toute utilité – son rapport au monde est un rapport critique, réactif et imaginatif. Nous essaierons dans cette contribution de percer à jour les raisons profondes de sa fascination passagère pour Fourier, mais aussi de comprendre pourquoi il finit par s’en détacher pour pouvoir écrire les Villes invisibles.

Fourier

Dans sa préface à Gli amori difficili, Calvino écrit que Fourier est au centre de ses intérêts du moment. Fourier, pour lequel Calvino nourrit une passion à la fois intense et passagère, se présente en effet comme point de convergence idéal de toutes les questions qui agitent l’écrivain à ce moment-là.

L’influence de Queneau, qui avait lui-même écrit sur Fourier, n’est évidemment pas étrangère à la découverte de Calvino – les écrits de l’utopiste entrent en effet en résonance avec une recherche commencée longtemps auparavant, mais qui trouve de nombreux points d’appui dans sa rencontre avec Queneau : celle qui mène Calvino, qui vit la crise de l’historicisme de manière très personnelle, à partir à la recherche d’un nouveau modèle pour l’histoire, qui serait un modèle cosmique et non humano-centré. Il serait trop long d’expliquer ici en détail comment Fourier rentre dans cette recherche ; gardons simplement à l’esprit que l’utopie de Fourier n’est pas simplement une utopie sociale, mais une utopie cosmique, une histoire universelle de l’humanité, qui va jusqu’à prévoir la transformation et même l’extinction de cette dernière[3].

Mais ce qui est le plus apparent dans les écrits de Calvino sur Fourier, c’est le questionnement profond que la lecture de l’utopiste occasionne du point de vue littéraire, sur lequel nous nous concentrerons. Calvino écrivain a toujours eu, depuis ses débuts avec « Il Midollo del leone » jusqu’aux Lezioni Americane, le souci théorique de définir le rôle de la littérature au sein du monde.

Le questionnement n’est bien sûr en aucun cas détaché des événements historiques, du domaine extralittéraire. Dès le début des années cinquante, puis à partir de 1959 dans le Menabò, l’un des problèmes qui semble se poser à toute une classe d’intellectuels est celui-ci : comment imaginer encore que l’avenir nous réserve un monde nouveau ? Sous quelle forme ? Ces réflexions sont bien sûr nourries par l’émergence des thématiques du néocapitalisme et de la néoindustrialisation, ainsi que par les transformations profondes de la société italienne. Rentre aussi en ligne de compte la négativité absolue du modèle soviétique, qui ne peut plus être cachée, refoulée, après 1956. Ainsi se pose le problème d’une absence radicale d’altérité, y compris idéologique, présentée comme un manque d’impulsion utopique – manque de désir, manque de direction pour le désir.

Finalement, à partir de ce moment-là chez Calvino, l’utopie va être pensée non plus comme quelque chose d’extérieur mais comme quelque chose d’intérieur au texte – de la même manière que l’altérité en littérature va être recherchée non plus dans un rapport à un signifié mais dans un rapport au signifiant. Son travail sur Fourier, qui a en partie pour but d’exporter en Italie les débats français autour de l’utopiste, s’inscrit pleinement dans ce nouveau cambio di rotta théorique.

Il est ainsi particulièrement intéressant de lire les textes de Barthes et de Calvino sur Fourier en parallèle, car tous deux partent des mêmes hypothèses, sans cependant aboutir aux mêmes conclusions. Dans les deux textes apparaît clairement la volonté de prendre l’utopie fouriériste avant tout comme écriture, ou comme modèle particulier de production du texte, en tournant résolument le dos à toute volonté de réalisation. Détacher la littérature utopique de tout horizon pratique serait même la seule manière d’éviter de la trahir, la seule manière de comprendre sa vérité. Le texte utopique n’est plus un programme à accomplir dans la réalité – il est à lui-même son seul programme. Toute sa nouveauté tient dans la nouveauté de sa langue.

L’écriture de Fourier intéresse ainsi au premier chef parce qu’elle forme un système ouvert, potentiellement infini, une intarissable source d’altérité. Barthes, que Calvino cite à plusieurs reprises dans ses propres articles, propose d’aborder le texte de Fourier à travers la différence entre « système » et « systématique ». Sa définition de ces concepts peut aussi nous éclairer sur la nature qu’il prête au texte utopique :

L’œuvre de Fourier ne constitue pas un système ; c’est seulement lorsqu’on a voulu « réaliser » cette œuvre (dans les phalanstères) qu’elle est devenue rétrospectivement un « système » voué à un fiasco immédiat ; le système, c’est dans la terminologie de Marx-Engels, la « forme systématique », c’est-à-dire de l’idéologique pur, de l’idéologique-reflet ; le systématique est le jeu du système ; c’est du langage ouvert, infini, dégagé de toute illusion (prétention) référentielle ; son mode d’apparition, de constitution, n’est pas le « développement » mais la pulvérisation, la dissémination (la poussière d’or du signifiant […][4].

Le texte de Fourier n’offre ainsi aucune prise à une quelconque « illusion de transparence » ; son langage constitue un monde autonome, irréductible à tout référent et à toute réalisation dans le monde réel – cette réalisation ne pouvant être qu’une interprétation déformante, voire une trahison. Calvino souscrit complètement à ce point de vue, disant que Fourier semble lui-même vouloir débouter ses disciples en faisant alterner les mesures réalisables et les propositions de chamboulement astral. Ce « jeu » que le langage utopique fouriériste produit à l’intérieur du système, Calvino le désigne comme constituant en lui-même l’« utilité » première de ce langage – et du langage poétique en général. C’est sur cette idée que Calvino conclut son deuxième article sur Fourier :

Non è un caso che attraverso un testo « bastardo », « ambiguo », « composito » come l’opera di Fourier […] si giunga a definire l’esperienza che il discorso letterario ha fatto su di sé, per il proprio uso, per la propria utilità pubblica, e che può trasmettere per l’uso, per l’utilità d’ogni altro tipo di discorso[5].

L’abolition de l’illusion référentielle peut en effet fonctionner comme un enjeu critique vis-à-vis de toutes les autres formes de langage, politique ou quotidien[6]. Le texte utopique constitue la littérature en monde de l’altérité radicale – il devient le symbole et l’illustration d’une des fonctions premières de la littérature : se constituer en domaine alternatif, produire des hypothèses, par essence fictives et sans rapport avec la réalité. L’utopie pour se créer doit tourner le dos au monde réel, prendre son contre-pied – et créer un espace visionnaire au sens propre. Pour créer cet espace visionnaire, Barthes nous dit que la première étape adoptée par l’utopiste est l’isolement : il faut d’abord balayer toutes nos certitudes sur le monde tel qu’il est (c’est le « doute absolu » de Fourier[7], qui s’oppose au doute cartésien, dit incomplet et inutile), se séparer du « bruit » des autres langues[8]. Mais il ne suffit pas de s’opposer au monde de manière abstraite, conceptuelle : l’utopie s’oppose à la philosophie en cela qu’elle est toujours concrète, qu’elle table toujours sur la caractéristique littéraire par excellence, à savoir la puissance de l’image, de la vision. Le monde utopique doit être montré dans tous ses détails et dans toute sa cohérence, de son architecture à sa nourriture, aux pratiques sexuelles de ses habitants. Plus l’utopie est concrète, plus elle a de chances de frapper les esprits, de nous faire « croire » en sa possibilité. Et après le doute absolu, « l’écart absolu » : plus l’écart avec le monde réel sera grand, plus l’utopie aura de puissance suggestive – le « choc » naît de l’« étrangeté », un principe que nous retrouverons dans le surréalisme, qui doit beaucoup à Fourier.

Pour élargir ou explorer cet écart, l’écrivain dispose d’un instrument : la combinatoire. Queneau s’était intéressé à Fourier avant tout à cause des lois mathématiques qui régissent son texte, lequel unit « l’harmonie des mondes » aux « vertus du nombre ». Le potentiel de nouveauté du texte est entièrement remis à une langue, une langue nouvelle, une « machine logico-fantastique autonome », machine qui met en place des processus complexes d’autoengendrement du signifiant. Barthes écrit dans l’introduction de Sade, Fourier, Loyola, embrassant les trois écrivains dans une même formule : « Même écriture : même volupté de classification, même rage de découper […], même obsession numérative […], même pratique de l’image. […] Aucun de ces trois auteurs n’est respirable ; tous font dépendre le plaisir, le bonheur, la communication, d’un ordre inflexible ou, pour être plus offensif encore, d’une combinatoire. »[9] L’idée que le bonheur doive dépendre d’un ordre rationnel ou d’un calcul minutieux séduisait au plus haut point Calvino (comme on le voit dans ses remarques polémiques sur mai 1968) – et l’on croise dans cette citation d’autres éléments de rapprochement évident entre l’écrivain et l’utopiste : « classification » (symétrie), « pratique de l’image » et même « obsession » (qui fait clairement partie de l’autoreprésentation de Calvino dans ses livres). Enfin, le modèle combinatoire, cher à l’Oulipo, est une méthode qui devait permettre d’accéder à une écriture en quelque sorte aveugle : si, dans la métaphore surréaliste, on comptait sur l’automatisme pour combiner deux éléments qui auraient d’autant plus de force visuelle qu’ils seraient plus lointains a priori, ici, c’est à la contrainte qu’on s’en remet pour « réveiller les fantômes », comme le dit Calvino dans Cibernetica e fantasmi. La combinatoire n’est qu’une méthode, Calvino est bien clair à ce sujet :

La macchina logico-fantastica autonoma mi sta a cuore in quanto (e se) serve a qualcosa d’insostituibile : ad allargare la sfera di ciò che possiamo rappresentarci, a introdurre nella limitatezza delle nostre scelte lo « scarto assoluto » d’un mondo pensato in tutti i suoi dettagli secondo altri valori e altri rapporti[10].

Elle est avant tout une technique qui permet à l’écrivain de se détacher de ses conditionnements, d’écrire contre lui-même, pour arriver à cette altérité « straniante ». « Changer la vie » devient alors, chez Fourier, une question de combinatoire.

Vue sous cet angle-là, la littérature utopique est bien une littérature de l’évasion (sans équivoque, car la cohabitation entre le monde utopique et le monde tel qu’il est n’existe pas, tout doit être balayé par son exemple, c’est une alternative absolue) – et cependant, l’évasion trouve précisément ici sa plus grande vertu, son utilité propre : celle de pouvoir constituer un antagonisme total, sans compromis avec le monde « non écrit ». C’est sur ce pouvoir critique, d’opposition, que Calvino insiste :

L’utopia sfida il tempo insediandosi in un non-luogo negando il rapporto col mondo altro e necessariamente nemico. [...] L’utopia sente il bisogno di opporre una sua compatezza e permanenza al mondo ch’essa rifiuta e che si mostra altrettanto compatto e pervicace[11].

Plus qu’un domaine alternatif, l’utopie constitue ici un monde antagoniste.

La question de l’utilité se pose à nouveau, cette fois-ci du côté de la lecture. Or le genre utopique est avant tout utile en cela qu’il demande au lecteur une réelle conversion. À l’écart absolu correspond le doute absolu, mais ceci aussi bien pour l’écrivain que pour le lecteur. On sait que l’utopie est un instrument critique et même parfois satirique extrêmement efficace : elle représente une remise en question totale de ce que nous vivons, étant en quelque sorte un travail sur les essences – elle est là pour miner nos conditionnements. C’est ainsi que Paul Ricœur la définit :

Ce développement de perspectives nouvelles, alternatives, définit la fonction de base de l’utopie. Ne pouvons-nous pas dire que l’imagination elle-même – à travers sa fonction utopique – a un rôle constitutif en nous aidant à repenser la nature de notre vie sociale ? N’est-ce pas par l’utopie – ce pas de côté – que nous pouvons radicalement repenser ce qu’est la famille, ce qu’est la consommation, ce qu’est l’autorité, ce qu’est la religion, etc. ? L’imagination d’une autre société située nulle part ne permet-elle pas la plus fantastique contestation de ce qui est ? Si je devais rapporter cette structure de l’utopie à la philosophie de l’imagination, je dirais qu’elle se rapproche des variations imaginaires autour d’une essence que propose Husserl. L’utopie permet des variations imaginaires autour de questions comme la société, le pouvoir, le gouvernement, la famille, la religion. Le genre de neutralisation qui constitue l’imagination comme fiction est à l’œuvre dans l’utopie[12].

Elle sert alors avant tout à opérer cette révolution au cœur de l’individu, à lui enlever la certitude que ce qu’il vit est « nécessaire » :

Insomma l’utopia come città che non potrà essere fondata da noi ma fondare se stessa dentro di noi, costruirsi pezzo per pezzo nella nostra capacità d’immaginarla, di pensarla fino in fondo, città che pretende d’abitare noi, non d’essere abitata, e così fare di noi i possibili abitanti d’una terza città, diversa dall’utopia e diversa da tutte le città bene o male abitabili oggi, nata dall’urto tra nuovi condizionamenti interiori ed esteriori[13].

La ville qu’elle crée est le fruit de ce choc, de cette désorientation.

On a donc là un premier parcours qui ramène l’utopie de l’extérieur du texte (dans un horizon historique réalisable) à l’intérieur du texte, et de l’expérience sociale et collective à l’expérience individuelle du lecteur. En dernier ressort, c’est le texte lui-même qui définit l’espace utopique : l’utopie est emblématique de la vision de l’œuvre d’art comme zone d’ordre au milieu du chaos. Elle est enfin intériorisée dans l’expérience de la lecture : elle fait le vide autour d’elle pour permettre au possible d’exister. C’est le cas extrême de la littérature comme hypothèse, conjecture, diamétralement opposée à ce qu’on appelle le « réalisme ».

De Fourier aux Villes invisibles

Cependant, à un moment, le charme semble cesser d’agir pour Calvino. Commiato ou L’utopia pulviscolare, le texte le plus personnel de l’écrivain sur Fourier (et aussi le plus connu), marque son détachement final de l’utopiste, mais la manière dont il formule sa déception engage toute la vision de la littérature que nous avons énoncée en première partie.

Rappelons que l’article que Barthes a publié en 1970 s’appelait Vivre avec Fourier – pour Barthes, une fois le texte dégagé de toute projectualité et pris comme objet de plaisir, une « coexistence » du texte avec notre vie se produisait au moment où celui-ci réussissait à inscrire son langage au cœur de notre quotidien, au moment où le lecteur se surprenait à « parler fouriériste » au petit-déjeuner.

On voit bien que, pour Calvino, cela est insuffisant. Celui-ci conclut justement sur l’impossibilité de « vivre avec Fourier », qui détermine son éloignement de cette poétique :

Così, negli anni attorno al sessantotto, avevo voluto leggere Fourier : come si legge un poeta, un romanziere, un moralista, cioè per appropriarsi d’un sistema fantastico-morale. (E quel che m’interessava era il cosa più unico che raro d’una morale antirepressiva fondata sull’esattezza, sul rigore metodico, sulla classificazione.) Se ricordo qui questa proposta è perché questa ha trovato poco seguito, e mi manca di verificare se anche ad altri dà lo stesso risultato che ha dato a me. Cioè d’insoddisfazione. Qualcosa nel mio approccio non era giusto ; poeti romanzieri moralisti (parlo dei veri) una volta diventati tuoi continuano a seguirti, l’utopista no. L’utopia non ha spessore : puoi condividerne lo spirito, crederci, ma al di là della pagina non continua il mondo, non riesci a darle un seguito per conto tuo. Chiuso il libro, Fourier non mi segue, devo tornare a sfogliarne le pagine per ritrovarlo li, testardo e limpido, e ammirarlo. Ma mi sono reso conto che appena avevo saldato questo debito d’ammirazione che avevo per lui, ogni passo che facevo era per allontanarmi[14].

Il ne faut pas s’y tromper : malgré le caractère tout à fait personnel de ce jugement, dans lequel Calvino nous fait part de son expérience de lecteur, il y a là une partielle réfutation de l’idée de littérature que nous avons explorée dans la première partie de notre exposé. Cette réfutation se joue dans la question du rapport de la littérature au monde : « al di là della pagina non continua il mondo ». On voit bien, dans la citation, que « vivre avec Fourier » n’a pas pour Calvino la même valeur que pour Barthes : l’expérience de lecture que nous vivons à travers les grands livres de la littérature passe bien sûr par la contamination de notre langue par la leur, mais va aussi bien au-delà : la littérature doit en quelque sorte nous parler de nous-mêmes et pouvoir nous accompagner dans les situations que nous sommes amenés à vivre. C’est bien le problème d’un « référent » qui se pose ici.

En voulant s’opposer frontalement au monde tel qu’il est, l’utopie met en scène une altérité qui ne nourrit pas notre expérience du monde parce qu’elle n’entre pas en relation dialectique avec lui – elle reste un univers de papier. Son irréductibilité à tout compromis avec le réel devient à la fois sa force et sa limite propre. L’utopie, comme nous l’avons dit précédemment, se bâtit sur du vide, isolement ou table rase. Mais quand, le livre refermé, on rouvre les yeux sur le monde, il s’offre de nouveau à nous dans toute sa réalité chaotique, insaisissable. L’« utilité » propre au genre utopique ne suffit donc pas ; c’est une littérature-limite, dont l’existence reste nécessaire et féconde, mais ne peut recouvrir tous les horizons d’attente qui s’attachent à la littérature.

Et là, Calvino retombe en quelque sorte sur ses pieds : c’est en direction d’une littérature qui nous donne des clés pour aborder le monde présent qu’il se tourne – donc à nouveau vers une littérature du « défi au labyrinthe », une littérature de l’orientation plus que de la désorientation.

Il suffit pour s’en convaincre de lire les Città invisibili, livre qui ne peut se comprendre que comme résultat, fruit, de cet aller-retour dans la littérature utopique. Le projet des Città invisibili, même s’il conserve certains procédés propres à l’utopie, se rapproche beaucoup plus d’une définition que Calvino avait donnée dans un tout autre moment de sa carrière, en 1961, dans « Dialogo di due scrittori in crisi » :

Il romanzo non può pretendere d’informarci su come è fatto il mondo ; deve e può scoprire però il modo, i mille, i centomila nuovi modi in cui si configura il nostro inserimento nel mondo, esprimere via via le nuove situazioni esistenziali[15].

Le Città invisibili est en effet un livre en dialogue constant avec le monde contemporain en crise, crise liée à l’absence d’un projet humain qui donne forme à la communauté.

Ce n’est pas ici le lieu pour reprendre et analyser en détail le texte des Villes invisibles et tenter de saisir ce que la réflexion sur le genre utopique y a laissé ou ce que Calvino a abandonné en cours de route. Le texte est à la fois une archéologie des peurs et des désirs qui ont pu pousser les hommes à mettre en place la forme-ville, donc encore un jeu sur les essences et les archétypes (en partie inspiré de la lecture de Northrop Frye) et à la fois une projection dans un futur voué à l’informe, en l’absence d’un projet humain motivé par un désir utopique assez fort pour donner naissance à la forme. Nous insisterons simplement sur le fait que ce livre, à travers les exemples de villes qu’il nous donne à voir, insiste particulièrement sur une historicisation critique des utopies sociales et attaque toute pensée systématique[16]. Ce que Calvino récuse, à partir de sa situation historique (« Lo spessore – e la complessità del mondo – si è saldato attorno a noi senza spiragli[17] »), c’est justement l’idée de système : aussi bien celle du système dystopique que celle du système utopique.

Cette critique, nous la retrouvons dans une lettre au sujet de sa nouvelle « Il conte di Montecristo », lettre qui s’ouvre justement sur une annonce des Villes invisibles :

Io ho sempre avuto forti riserve sulla teorizzazione (franco-fortese americana) del neocapitalismo come sistema totalitario. Con tutto l’interesse che anch’io ho avuto per questo capovolgimento delle parti nell’ideologia rivoluzionaria degli ultimi anni, credo d’essere rimasto con l’impronta della vecchia vulgata marxista delle « contraddizioni insanabili del capitalismo » e dell’ « anarchia capitalista ». A una vocazione razionalistica del capitalismo (che porta come corollario la vocazione capitalistica del razionalismo) non ho mai voluto credere, cioè non ho mai voluto rinunciare alla posizione di forza che ci faceva dire una volta (forse a torto) : i soli razionalisti siamo noi. [...] Oggi che il fallimento della « nuova sinistra » è scontato, meno che mai ho voglia di venire a dire : avevo ragione io, dato che sono sconfitto come tutti gli altri. Ma mi è chiaro più di prima che immaginare il mondo come « sistema », sistema negativo, ostile [...] impedisce ogni opposizione ad esso se non nel raptus irrazionale autodestruttivo ; mentre è giusto principio di metodo negare che ciò che si combatte possa essere sistema, per distinguerne le componenti, le contraddizioni, le brecce, e batterlo pezzo a pezzo. [...] È anche il problema dell’utopia (Fourier), dell’utopia negativa, cui accenno una risposta nel mio nuovo libro[18].

C’est en effet dans les instants soustraits à l’enfer du système, dans les vices de fabrication que contient la forteresse la plus parfaite que « l’operare storico può trovare una breccia per andare avanti[19] », comme le dit Calvino dans une autre lettre, toujours en commentaire au « Conte di Montecristo ».

Il nous reste à dire que cette position peut sembler bien abstraite ou bien rhétorique dans la mesure où Calvino, comme souvent dans ses écrits théoriques ou ici dans ses lettres, se pare d’un optimisme politique qui ne résiste pas toujours à la lecture de ses œuvres : en effet, celles-ci semblent souvent revoir cet optimisme à la baisse – manifestement : la forme de cet optimisme nous fait comprendre la mesure du désespoir qu’il cache. Le livre des Città invisibili nous parle bien peu d’un « operare storico » possible. Le texte présente dans sa conclusion l’idée d’une structure cyclique où « la ville juste » contient « la ville injuste » et ainsi de suite, et où ces villes sont vouées à se succéder sans fin. Bien sûr, il y a la fameuse phrase de Marco Polo : « Se ti dico che la città a cui tende il mio viaggio è discontinua nello spazio e nel tempo, ora più rada ora più densa, tu non devi credere che si possa smettere di cercarla. » Mais quels sont les éléments discontinus qui fondent cette utopie ? « Alle volte mi basta uno scorcio che s’apre nel bel mezzo d’un paesaggio incongruo, un affiorare di luci nella nebbia, il dialogo di due passanti che s’incontrano nel viavai, per pensare che partendo di li metterò insieme pezzo a pezzo la città perfetta. »[20] Ces éléments, comme du reste ceux qu’on trouvait à la fin de la Giornata d’uno scrutatore, sont les objets de la vision contemplative d’un monde qui se déploie devant nous, et dans lequel on peut reconnaître au coup par coup des éléments de perfection. L’utopie est ramenée à une parfaite immanence, tant du point de vue temporel que du point de vue spatial : elle est constituée de fragments de notre hic et nunc quotidien, et se dissout dans l’horizontalité. Ses éclats concomitants et discontinus dessinent une forme mouvante, à géométrie variable, l’utopie « polverizzata, corpuscolare, sospesa » dont parle la sibylline conclusion du « Commiato ». Mais notre participation s’arrête à cette observation du monde tel qu’il est.

Ces espaces sont comme l’ébauche d’une forme, d’un rythme, d’une tension. Que reste-t-il de l’utopie au bout du compte ? Une absence qui peut être le moteur d’un désir intérieur de l’individu, ou cette capacité à préserver intacte en nous la faculté de voir le beau et l’injuste, mais l’espoir ne paraît pas exister que cette faculté engage un projet et un travail humain communs qui donnent réellement forme à nos désirs, conformément à l’essence de l’utopie. Le Città invisibili semble vouloir faire briller les derniers éclats de l’utopie sur un mode mineur : l’utopie la plus forte est encore celle qui gît au fond de nous, celle dont la nostalgie nous réconforte et nourrit notre cheminement. L’utopie possible du monde contemporain se définit alors comme résistance et recherche individuelle d’une tension utopique à faire vivre en soi-même, une utopie que l’on ne peut s’attendre à voir érigée en système social, mais qui s’inscrit comme espoir dans les brèches, les plis et les failles de « l’enfer des vivants ». La base de cette résistance est un espace vierge, un vide capable d’introduire du jeu dans nos conditionnements et de provoquer chez l’individu la disponibilité nécessaire pour accueillir le possible et savoir « faire un pas de côté » – cette même vacance qui est la base de tous nos désirs. En fin de compte, Calvino garde de l’utopie cette conversion primordiale nécessaire – et la conclusion de son livre est faite, à ne pas s’y tromper, pour convertir le lecteur, comme si l’utopie était avant tout une question de regard, un exercice du regard. Tout l’optimisme dont Calvino était capable pour le présent tenait donc dans cette position éthique, individuelle – une utopie raréfiée dont il essaie de sauvegarder la valeur, de protéger la persistance, sur le fond d’un renoncement évident quant à l’action collective.


[1]. Italo Calvino, Le Città invisibili, Milan, Mondadori, 2002.

[2]. Id., « La società amorosa » ; « L’ordinatore dei desideri » ; « Commiato a Fourier o l’utopia pulviscolare », dans Una pietra sopra, Milan, Mondadori, 1995, p. 268-308.

[3]. Pour d’éventuels compléments sur ce premier point, je renvoie à Sergio Cappello, Les années parisiennes d’Italo Calvino (1964-1980). Sous le signe de Raymond Queneau, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2007, p. 228 et s. On peut aussi noter que Michel Butor, dans La rose des vents. 32 rhumbs pour Charles Fourier (Paris, Gallimard, 1970), s’attache principalement à cet aspect cosmique en complétant la description des trente-deux âges de l’humanité prospectés par l’utopiste, qui n’avait eu le temps d’en décrire que six. On y assiste au bouleversement du climat et de la géographie terrienne, à l’émergence des communications extraterrestres ainsi qu’à l’extinction progressive de l’humanité.

[4]. Suite de la citation : « C’est un discours sans “objet” (il ne parle d’une chose que de biais, en la prenant en écharpe : ainsi de la civilisation chez Fourier) et sans “sujet” (en écrivant, l’auteur ne se laisse pas prendre dans le sujet imaginaire, car il « campe » son rôle d’énonciateur d’une façon dont on ne peut décider si elle est sérieuse ou parodique). […] Face au système, monologique, le systématique est dialogique […] ; le systématique ne se soucie pas d’application (sinon à titre d’un pur imaginaire, d’un théâtre du discours), mais de transmission, de circulation (signifiante) ; encore n’est-il transmissible qu’à condition d’être déformé (par le lecteur) ; dans la terminologie de Marx-Engels, le systématique serait le contenu réel (de Fourier). » Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1994, t. II, p. 1119.

[5]. « L’odinatore dei desideri », dans Una pietra sopra, op. cit., p. 300.

[6]. On note que Calvino reviendra sur la non-transparence du langage poétique dans des termes un peu différents, dans « Usi politici e sbagliati della letteratura », un article de 1976, toujours pour cerner une utilité propre à la littérature : « Se un tempo la letteratura era vista come specchio del mondo, o come una diretta espressione di sentimenti, ora noi non riusciamo più a dimenticarci che i libri sono fatti di parole, di segni, di procedimenti di costruzione […]. Questo genere di consapevolezza non influenza solo la letteratura : può essere utile alla politica per farle scoprire quanto di essa è solo costruzione verbale, mito, topos letterario. La politica, come la letteratura, deve innanzitutto conoscere se stessa e diffidare di se stessa. » Una pietra sopra, op. cit., p. 354.

[7]. « Le doute absolu : Descartes en avait eu l’idée, mais tout en vantant et recommandant le doute, il n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé. Il élevait des doutes ridicules, il doutait de sa propre existence et il s’occupait plutôt à alambiquer les sophismes des anciens, qu’à chercher des vérités utiles. » Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements, Dijon, Les Presses du réel, 1998 [1808], p. 121.

[8]. Barthes, op. cit., p. 1041.

[9]. Ibid.

[10]. « Commiato a Fourier o l’utopia pulviscolare », dans Una pietra sopra, op. cit., p. 306.

[11]. Ibid., p. 301.

[12]. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997, p. 36.

[13]. « Commiato a Fourier o l’utopia pulviscolare », op. cit., p. 306.

[14]. « Commiato a Fourier o l’utopia pulviscolare », op. cit., p. 308.

[15]. « Dialogo di due scrittori in crisi », dans Una pietra sopra, op. cit., p. 83.

[16]. Je renvoie pour cet aspect à Peter Kuon, « Critica e progetto dell’utopia : Le Città invisibili di Italo Calvino », dans La visione dell’invisibile, Triennale di Milano, Milan, Mondadori Electa, 2002.

[17]. « Commiato a Fourier o l’utopia pulviscolare », op. cit., p. 302.

[18]. A Giovanni Falaschi, 4 novembre 1972, dans Lettere, 1940-1985, M. Barenghi éd., Milan, Mondadori, 2000, p. 1180-1181.

[19]. A Mario Boselli, 1969, dans Lettere, op. cit., p. 1062. Il semble que le motif de la brèche soit présent chez Calvino depuis le tout début de sa carrière, puisqu’on le trouvait déjà dans « Il midollo del leone », 1955, où on lit : « L’arte e la letteratura […] possono indicare la trincea morale in cui difenderci, breccia attraverso cui passare al contrattacco », dans Una pietra sopra, op. cit., p. 22. Dans cet article comme plus tard dans Le Città invisibili, c’est à partir de la pleine conscience de la négativité qui nous entoure que l’écrivain doit opérer, cherchant des lignes de fuite dont la littérature pourrait être l’expression privilégiée.

[20]. Italo Calvino, Le Città invisibili, Milan, Mondadori, 2002, p. 163-164.


Citer cet article :

Marie Fabre, « Calvino et l’utopie, de Fourier aux Villes invisibles : pour une réflexion sur les fonctions de la littérature », colloque Littérature et "temps des révoltes" (Italie, 1967-1980), 27, 28 et 29 novembre 2009, Lyon, ENS LSH, 2009, http://colloque-temps-revoltes.ens-lsh.fr/spip.php?article131